Au travers de toute cette description technique du Match d’Improvisation, nous avons pu décrypter les mécanismes complexes, mais néanmoins fondamentaux de ce jeu. Il est bon maintenant de voir dans quelle mesure ce jeu aux règles strictes, aux principes parfois rigides, peut constituer un spectacle fort, dans lequel tous les participants se sentent partie prenante, sans qu’il soit nécessaire pour autant de faire une explication complète en amont.

Beaucoup de questions se posent après une telle description: Est-ce vraiment du théâtre? Est-ce du sport? N’y a-t-il pas ici une foule de paradoxes? Est-ce une caricature du sport ou du théâtre dénaturé?...

Une chose est certaine. Si le Match d’improvisation suscite un tel engouement depuis tant d’années, c’est qu’il repose sur des mécanismes bien rodés dans lesquels chacun se retrouve, sans avoir besoin toutefois, de se poser tant de questions. Il nous appartient, ici, de nous les poser, afin d’aller au bout de notre démarche d’analyse.

Le Match d’Improvisation repose sur des mécanismes qui proviennent de pratiques différentes, qui ne sont pas antagonistes de fait, mais socialement opposées. En effet, le simple fait d’amalgamer une pratique théâtrale, estampillée comme “culturelle” avec une image sportive, suffit à susciter des doutes. Si le théâtre refuse d’être associé avec le sport, c’est que le sport est socialement associé à une pratique non intellectuelle, qui ne cultive pas l’esprit, qui traîne une image populaire, voire populiste, donc qui n’a aucune chance de valoriser l’homme de théâtre dans sa quête incessante de reconnaissance. Ainsi, Peter Brook lui-même, disait:

“Le sport améliore le corps, les muscles, mais il améliore peu l’intelligence, la compréhension de la vie, les sentiments... Je n’ai rien contre le sport! Je l’utilise souvent comme une métaphore pour le travail de l’acteur, mais ce n’est pas la totalité de l’être qui entre en jeu dans ce cas, ce n’est qu’un aspect. L’acteur va plus loin que le sportif parce qu’il est obligé de mettre sa tête et ses émotions, de façon plus complète, à la disposition du jeu”[1]

Ainsi préférons nous introduire ce chapitre par les paroles de Ionesco:

“Il faut aller au théâtre comme on va à un match de football, de boxe, de tennis. Le match nous donne en effet l’idée la plus exacte de ce qu’est le théâtre à l’état pur: Antagonismes en présence, oppositions dynamiques, heurts sans raison de volontés contraires[2]

Cela renforce l’idée que l’improvisation est un art primitif, un art pauvre, au sens le plus noble, c’est à dire qu’elle constitue une source dans laquelle émerge les prémisses de la création théâtrale, source qui se reconnaît dans le fleuve qu’elle a contribué à engendrer: le théâtre.

Le match d’improvisation repose sur plusieurs dimensions. On le reconnaît le plus souvent comme un mélange entre le théâtre et le sport. Toutefois, on ne peut se limiter à cet amalgame de références pour expliquer ce jeu. Ce n’est pas un simple mélange de théâtre et de sport. Ce n’est pas une compilation, ni une imbrication, ni une simple association. Jean Jourdan[3] a analysé le Match d’improvisation comme une pratique "hybride”, c’est à dire une pratique qui, si elle emprunte et reconnaît les mécanismes des pratiques initiales dont elle est issue, en fonde une troisième et devient à elle seule une pratique à part. Etant issue d’un croisement, cette pratique reste à la croisée d’enjeux sociaux, ce qui la place fatalement dans un conflit d’intérêts et l’oblige à se faire valoir pour trouver sa légitimité. Etant par nature inclassable, le match d’improvisation doit sans arrêt prouver qu’il a sa raison d’être. Comme le rappelait Robert Gravel dans son livre, “le Match d’Improvisation Théâtrale ce n’est peut être pas du théâtre; c’est pour ça que c’est intéressant.”

Le Match d’improvisation repose donc sur plusieurs cadres qui définissent plusieurs dimensions. Nous avons une dimension artistique ou théâtrale par le jeu de simulation et la mise en scène de situations fictives, une dimension compétitive et ludique par les règles, le score, et les mécanismes que chaque joueur va devoir mettre en oeuvre pour jouer avec un autre joueur, et une dimension cérémonielle par tout le décorum et les codes mis en place autour du jeu théâtral. Cela nous permet de poser comme postulat que le Match repose sur trois cadres de références qui fonctionnent de façon complémentaire, et associent les références pour créer cette forme “hybride” de spectacle.

 

Le cadre théâtral

Nous n’allons pas ici tenter une définition du théâtre, qui nous entraînerait fatalement dans un débat contradictoire. Reconnaissons simplement que le théâtre fonctionne selon des principes pratiques et techniques qui vont nous permettre d’associer le Match d’improvisation à une forme d’expression théâtrale.

Le match d’improvisation est une forme d’expression théâtrale, car il repose sur des mécanismes concrets de codification que l’on retrouve dans toutes les formes de représentations théâtrales.

LES CONVENTIONS THÉÂTRALES

Si nous nous plaçons dans une analyse technique du théâtre, nous pouvons voir que le Match d’improvisation répond aux mêmes conventions, aux mêmes codes signifiants, aux mêmes règles de lecture que le théâtre conventionnel. Les situations improvisées sont fictives, et il est clair que les joueurs doivent incarner des personnages qui sont différents d'eux-mêmes. En ce sens, ils créent des histoires fictives avec des personnages ayant une identité fictive. De même, le spectateur, si il a un rôle de votant, est là avant tout pour voir un spectacle, et ce qu’il retiendra sera le contenu des improvisations. On retrouve donc ici toutes les conventions de transcription, qui font des improvisations jouées des séquences théâtralisées:

- Les limites de l'espace de jeu sont clairement définies, et aucun lien n'est possible entre la situation fictive et la situation réelle. En quelque sorte, nous avons la présence du fameux “quatrième mur”.

- L'espace de jeu est ouvert au public sur trois ou quatre côtés afin que la situation fictive s'offre au public. On donne à voir, et les joueurs n’ont aucun intérêt à jouer en cercle fermé (défaut fréquent chez les débutants).

- Lorsqu'ils se parlent, les comédiens sont face au public. Si ils ne s’adressent pas au public au travers de ce qu’ils disent, ils lui parlent dans leur jeu et s’offrent à sa compréhension.

- Le regard du public est focalisé sur une seule action.

- Les comédiens doivent tenir compte des réactions des spectateurs et laisser le temps de ces réactions.

- Tout ce qui est signifié doit être codifié pour permettre une bonne compréhension du public. On ne peut pas vérifier que ce qui doit être compris l'a bien été, par conséquent ce qui échappe au spectateur handicape fatalement la clarté du jeu. Ceci est d'autant plus vrai en improvisation dans la mesure où les joueurs ne disposent d'aucun matériel, et qu'ils doivent signifier par le mime toutes leurs actions, (ouvrir une porte, changer de lieu, ...).

- L'élocution doit être soignée, et tout le monde doit pouvoir l'entendre.

- Rien ne doit être gratuit ou insignifiant: l'attention du spectateur ne doit pas être sélective.

Nous avons ici tous les arguments pour affirmer que nous sommes dans le cadre d’une représentation théâtralisée, où des comédiens jouent pour un public. Il n’y a pas d’ambiguïté quant à la finalité de cette pratique, et sur sa raison d’être. Même si la forme est sportive, le Match d’improvisation n’existe pas sans public, par conséquent nous sommes en présence d’une forme qui, techniquement, doit se considérer comme théâtrale.

UN THÉÂTRE MARGINAL

Reconnaître le Match d’Improvisation comme un jeu d’expression théâtrale ne suffit pas à le faire admettre comme tel. Incontestablement, la forme sportive dérange. L”’affrontement” des joueurs suscite une répulsion, et on invoque souvent cette raison pour disqualifier le Match et le classer au rang des pratiques différentes, en l’accusant parfois de dénaturer et faire du mal au théâtre. Mais cela occulte mal les rapports compétitifs qui font partie de la vie du comédien, à commencer par l’audition qui est une forme, on ne peut plus claire de compétition.

Mais ce qui provoque les critiques les plus vives, réside dans le fait que le Match d’improvisation ne fait que rire, et qu’il joue sur la séduction par le rire et qu’il met en avant une forme superficielle et caricaturale du jeu théâtral. Cela est vrai en partie. Comment le joueur pourrait-il avoir la possibilité de créer des improvisations dramatiques dans cet univers ludique, et peu enclin aux émotions tristes ? Robert Gravel a fait une analyse intéressante de cet aspect. Dans le Match, tout porte à la joie, à un épanouissement festif. Il y a beaucoup de couleurs, la musique est gaie, les joueurs sont gais, etc... Comment amener dans ce contexte un univers dramatique? Il faut être bon, extrêmement vrai, rempli d’une émotion puissante. Mais n’est-ce pas là ce qu’on demande à tout acteur dramatique. Dans le Match, le public n’a pas de condescendance, de respect poli qui permet à l’acteur d’être médiocre, et de faire semblant d’être vrai. Rares sont les improvisations dramatiques qui réussissent, car rares sont les joueurs capables de les jouer, de les assumer et de leur donner une place dans un univers où tout nous pousse à être gai. L’improvisation dramatique doit s’imposer d’elle-même. Mais quand elle s’impose, quand elle atteint le spectateur, celui-ci se laisse emmener et ne boude pas ce moment magique de théâtre. Mais pour que cela soit possible, il faut que le comédien s’investisse de tout son être, qu’il dépasse la simple ambition de vouloir faire « dramatique » et qu’il incarne totalement le personnage, et de la façon la plus intime pour redonner une public un moment de vérité, ce qui est la seule condition pour échapper à la pantoufle.

Le Match d’improvisation repose également sur une dimension interactive. Donner voix au public serait-il céder à ses goûts? A notre avis, non. Et en cela, le Match d’improvisation pose son exigence à chaque improvisation. Jean Pierre Denis, dans un article écrit à l’occasion des dix ans de la LNI, évoquait la même idée:

“Ça presse! Il faut trouver vite et que ce soit percutant! La “prestation publique” (comme on dit en parlant des politiciens) doit décider les électeurs à voter en votre faveur, en tout cas vous assurer la majorité. Que rêver de plus démocratique! Y-at-il un théâtre plus nécessaire, plus parfaitement adapté à la finalité, qu’aussi bien Racine que Molière reconnaissaient au théâtre il y a plus de trois siècles: Plaire au public?”

 

Le cadre sportif

Beaucoup de questions sur le match tendent à le définir comme une parodie du sport, et que le cadre sportif ne serait qu’un prétexte, ou un simple effet. Le match est souvent décrié sur ce simple postulat. C’est bien mal comprendre cette pratique que d’affirmer une telle chose. Citons ici Evelyne Ertel dans un article parut en 1985[4] :

“Parodie du sport par le théâtre qui n’a en fait profité, en définitive qu’au premier. Il s’est produit en définitive comme un retournement du projet initial de la LNI: au départ, le théâtre avait pensé se servir du sport pour se renouveler et s’expérimenter de façon différente; à l’arrivée, c’est le sport qui me paraît avoir absorbé le théâtre.”

Le match d’improvisation n’est pas plus une parodie du sport qu’une parodie du théâtre. Il utilise les conventions et les fondements des deux pratiques pour en créer une troisième. Robert Gravel considère que “l’emballage” du hockey n’est qu’un prétexte. A ce titre, il n’a sûrement pas évalué tout ce que représentent les contraintes sportives de ce jeu. Toutefois, l’enjeu reste pour lui fondamental, car c’est en voulant gagner que le joueur se surpasse, comme dans le sport. Ainsi, nous retrouvons tous les fondements qui permettent d’affirmer que nous sommes dans un cadre sportif.

Celui-ci se définit déjà par le fait que des deux équipes, l’une sortira gagnante. Il y a un enjeu clairement posé, qui se traduira par un score qui aura des répercussions. Comme nous le verrons, le score n’est ni aléatoire, ni secondaire. D’autre part, et nous en avons fait une comparaison en introduction, le match d’improvisation peut s’assimiler au sport dans son rapport au temps. Tout se joue au présent et se forge dans l’instant. La dimension créatrice de l’acte, qu’il soit théâtral ou sportif ne trouve sa valeur qu’au moment où il est accompli. La technique du sportif comme celle de l’improvisateur n’a pas pour vocation de lui permettre de reproduire des gestes mais d’être créateur de son propre jeu, de l’être au moment où il fait. Cet aspect fondamental contribue à imposer au match d’improvisation une ambiance générale qui s’apparente bien plus à celle du sport qu’à celle du théâtre. Enfin, le match répond à des règles qui ne s’appliquent pas de façon gratuite: elles ont une raison d’être et forment le socle sur lequel le jeu théâtral peut se créer.

LES RÈGLES SPORTIVES

Le Match s'inspire ouvertement du sport en faisant référence au hockey sur glace. Mais le fondement sportif  repose essentiellement sur les règlements et les fautes définies qui régissent le cadre et les limites dans lesquels le joueur va pouvoir improviser. Si il n'y a pas à proprement parler d'affrontement, on peut parler d'affrontement social, où la violence verbale et symbolique sera canalisée par les règlements et par la présence d'un arbitre qui sifflera les fautes, et sera également là pour focaliser la violence du jeu par la fermeté de son jugement ou sa répartie à l'encontre du public. Comme le sport, le Match d’Improvisation repose sur des principes clairement énoncés, qui mettent les participants dans un système réglé ou tout se joue selon des règles qui limitent le jeu, mais qui garantissent aussi l’équilibre des interrelations en jeu, et hors jeu. Ces règles dépassent largement les simples conventions théâtrale, car sachant qu’il y a affrontement, il doit y avoir justice, et le joueur ne peut s’investir dans le jeu que si il a la certitude que ce jeu se jouera de façon loyale, et cadré par des règlements qui lui assurent sa survie (physique ou symbolique).

Voyons ce qui fonde, dans le match, le cadre sportif:

- Il y a deux équipes, et une d’elle sera gagnante, sans que l’on sache à l’avance laquelle, et sans qu’elle le soit par hasard ou par démission volontaire de l’autre équipe. L’enjeu n’est pas fictif, et il se joue pendant le temps du match.

- Il y a des règles clairement établies, reconnues et acceptées par tous (joueurs et public) qui définissent l’idée qu’on joue le même jeu.

- Il y a une rencontre entre deux équipes, qui ne se connaissent pas forcément, mais qui peuvent jouer le même jeu, fondé sur ces règles très précises.

- Il y a un arbitre, garant du bon déroulement du jeu, et du respect des règles communes.

- Tout le décorum est inspiré du sport: maillots, numéros, présentation, hymnes, trophées, etc...

- Toute la terminologie est inspirée du sport: on parle de joueurs, d’arbitre, de points, de score, d’échauffement, etc...

On peut objecter à cette approche, que dans le sport il y a un engagement physique, et que l’aboutissement est dépendant d’une mise en jeu du corps, qui doit le plus souvent se surpasser. Dans le match, l’engagement du corps est lié aussi au résultat, car le joueur est obligé de jouer avec son corps, n’ayant rien d’autre pour se mettre en jeu. Et s’il n’est pas nécessairement dans l’effort physique musculaire, il ne peut se contenter de en jouer qu’avec sa tête. Tout son corps est investit.

Le cadre sportif nous intéresse ici par les mécanismes qu’il met en place, notamment dans le sport d’équipe. De ce point de vue, le Match d’Improvisation s’inscrit dans un cadre sportif.

L’ENJEU DU SCORE

Parmi toutes les critiques que nous avons évoquées, la plus virulente, et ce, même au sein des ligues, concerne l’enjeu du score. En effet, jouer pour gagner semble totalement antagoniste avec l’acte théâtral. Et pourtant, “gagner au théâtre” n’est pas forcément si incongru. Tout dépend de ce que le joueur, le comédien, donnera comme sens à cet enjeu.

Le score dans le match d’improvisation, s’il s’assimile pleinement dans le cadre sportif, s’en écarte sur un point fondamental, c’est qu’il repose sur une relation triangulaire. Nous l’évoquerons plus loin, mais il faut noter dés à présent que le score, dans le match d’improvisation, est déterminé par le public, ce qui n’est jamais le cas dans le sport. De ce fait on ne peut considérer le match d’improvisation comme un jeu compétitif dans la mesure où il n’y a pas un affrontement entre deux joueurs où l’un devrait neutraliser l’autre. Le joueur ne doit le point qu’au travers du vote du public. En ce sens, le match est plus un jeu concurrentiel qu’un jeu compétitif. L’enjeu du score est entre les mains du public.

Les grandes questions qui se posent autour de cette relation particulière entre le comédien et son public sont bien sûr sujettes à controverse. L’idée première voudrait que le joueur produise le meilleur jeu pour s’attirer la préférence du public. Ceci étant, chacun sait que le vote du public est subjectif et influençable, et qu’attirer sa préférence peut susciter l’emploi d’autres armes comme le cabotinage. D’autre part, l’investissement du spectateur vis-à-vis du vote est très aléatoire. Aucune étude précise n’a été faite en ce sens, mais on peut globalement constater que chacun motivera son vote de façon différente. Entre la personne qui découvre le match pour la première fois et l’aficionados qui connaît les joueurs et les équipes, les compare, les aime plus ou moins, il y a une large place à tous les comportements subjectifs. De même que le jeu aura une résonance différente devant un public familial ou devant un public étudiant.

La facilité dans le jeu est un piège réel dans lequel sont tombés tous les joueurs un jour ou l’autre. Et si les règlements et l’arbitre sont là pour atténuer ces effets, cela ne suffit pas à les annihiler.

D’aucuns pensent, comme Evelyne Ertel, que ce piège est une fatalité[5]  

“La LNI joue à fond ce ressort qu’est la compétition. Elle a même poussé la chose au point que le match nul est exclu par le règlement (...). Ce n’est donc pas l’intérêt théâtral qui attire un public nouveau, mais celui du jeu de caractère sportif. Plus, l’intérêt du théâtre et celui de la compétition, loin d’être complémentaires, sont contradictoires.”

On peut effectivement se demander ce qui attire le spectateur au match d’improvisation. Il nous apparaît évident que le seul intérêt théâtral ne suffit pas pour venir voir un match, car dans le match d’improvisation il y a autre chose que du théâtre. On ne peut pas pour autant dire que le seul intérêt sportif explique l’engouement du public. Cette vision un peu simpliste est contredite par le simple fait que, dans ces conditions, le vote serait toujours partial et que les spectateurs viendraient supporter une équipe avant de venir voir un spectacle. Si, bien entendu, certains spectateurs se comportent de la sorte, il s’agit là d’un comportement plutôt marginal qui se fond dans la globalité des autres votes. C’est la masse des votes subjectifs qui crée une relative objectivité du score. On peut dire sans conteste que cette objectivité existe, sans quoi  les joueurs se seraient lassés depuis longtemps d’un jeu sans finalité constructive.

Au-delà de cela, et au travers des nombreuses expériences, il y a matière à se demander quelle importance donner au score. Tout joueur a vécu un jour la frustration de perdre une improvisation dans laquelle il s’est senti meilleur que l’équipe adverse. Tout joueur a eu un jour de la colère vis-à-vis d’un public qui votait massivement pour l’autre équipe. Y a t-il pourtant matière à nier le score? Certainement pas, car le score doit être un moteur qualitatif du match. Faire abstraction du score ou le réduire à un simple aspect anecdotique, consiste à nier le mécanisme de base du match. Il vaut mieux alors faire autre chose comme spectacle.

L’enjeu du score doit pousser le jeu à se bonifier. Cela demande aux joueurs d’avoir beaucoup de recul sur leur jeu, et une bonne dose d’humilité. Cela demande aux coachs d’avoir une démarche artistique avant d’avoir une démarche conquérante. Cela demande aux arbitres de condamner sévèrement la facilité et le cabotinage. Cela demande à tous de s’investir pleinement dans le match. Le principal constat que l’on peut faire à cet égard, est que les meilleurs matchs se finissent le plus souvent sur des scores proches de l’égalité. Le public va même parfois jusqu’à refuser de voter à la fin d’un match pour obtenir une improvisation supplémentaire. Il est donc aussi au service du spectacle. Il n’y a pas de beau match quand une équipe en domine trop une autre, et le public le sait. Il sait que son intérêt premier est de voir un beau spectacle avant de voir un affrontement qui ne donnerait qu’un jeu dur et sans perspective d’évolution. Toutefois, il aime à voter pour l’équipe qu’il a préférée.

Mais le rapport au score est dans toutes les ligues un débat permanent, et c’est tant mieux, car au bout du compte, ne gagneront vraiment que ceux qui se remettent en cause de façon continuelle. Quand le score n’est plus qu’un objectif, c’est le jeu qui en fait les frais, et par conséquent le spectateur qui se lassera tôt ou tard d’un spectacle vide de contenu. Il ne faut pas attendre que le public se lasse, car il serait déjà trop tard. Le joueur a la responsabilité de ce qu’il joue, et il doit donner plus que ce que les spectateurs attendent.

Le joueur doit prendre le point en étant fier de ce qu’il a produit, ou le laisser à l’autre. Le joueur doit savoir perdre le point avec l’envie d’aller chercher le suivant en étant meilleur et en donnant plus. Car un point, ça se mérite, ça ne se vole pas.

De plus, le joueur sait, ou doit savoir, que le bénéfice du jeu ne se résume pas à un score, et qu’au-delà du score, il peut y avoir la reconnaissance d’un public mais aussi de ses pairs, de ses co-équipiers, de ses adversaires, etc…

Cette éthique est fondamentale dans l’apprentissage de l’improvisation avec de jeunes joueurs, car le vote du public est un mode de reconnaissance sociale extrêmement important, au même titre que les étoiles. Il permet de valoriser les comportements constructifs du joueur dans sa relation à l’autre, valorisation qui dépasse largement le cadre du match en lui-même.

LA DYNAMIQUE DE L’ÉCHANGE

Ce qu’on retrouve également dans la pratique du match d’improvisation, et que l’on doit à son cadre sportif, c’est ce que nous appelons la dynamique de l’échange. En effet, au même titre que dans tous les sports d’équipe, le principe même du match réside dans la rencontre. Chaque match met en jeu deux équipes, qui peuvent être issues de la même ligue, mais qui peuvent aussi bien être des équipes composées de joueurs qui ne se connaissent pas. La richesse d’une rencontre entre des joueurs issus de régions ou de pays différents constitue un des attraits majeurs dans la pratique du match d’improvisation. Quel autre spectacle de théâtre propose à un comédien français ou belge de jouer un spectacle avec un comédien québécois sans le connaître? Aucun.

De plus, au-delà de la rencontre dans la patinoire, la pratique du match favorise l’échange à tous les niveaux. Confrontation de cultures, de classes sociales, au travers de championnats de tournois nationaux ou internationaux... Tous les joueurs, professionnels, amateurs ou juniors qui ont eu l’occasion de vivre un Mondial, un Championnat national ou un grand tournoi sont unanimes. Il y a dans la rencontre une dimension qui dépasse largement le simple cadre théâtral. La force de l’échange conditionne d’ailleurs la pratique, puisqu’elle devient la motivation principale des équipes et des joueurs, qui au-delà de l’acte théâtral, trouvent dans la confrontation à d’autres équipes leur raison d’exister.

 

Le cadre cérémoniel

L’idée qu’il puisse y avoir un cadre cérémoniel dans le Match d’improvisation est moins évidente. Pourtant, il apparaît clairement que le cadre théâtral et le cadre sportif ne pourraient cohabiter sans un cadre supérieur qui agit comme un ciment entre les deux cadres initiaux. Pour tenter d’apercevoir ici le fonctionnement de ce cadre cérémoniel, nous devons faire appel à la sociologie et notamment aux travaux d’Erwin Goffman.

Erwin Goffman  distingue la cérémonie de la pièce de théâtre par le fait que "la pièce modalise la vie, alors que la cérémonie modalise un évènement"[6]. Par modalisation, il fait ici référence au concept qu’il a lui-même élaboré et qu’il définit comme étant la transformation de quelque chose d’existant et de déjà signifiant, transformation qui s’opère par des mécanismes d’interprétation immuables. Ainsi, le théâtre modalise la vie dans la mesure où il la transforme et la met en scène selon des conventions qui sont toujours les mêmes, et que nous avons évoquées dans le cadre théâtral. La cérémonie, quant à elle, modalise un évènement sur le principe. Elle met en scène un moment particulier selon des mécanismes identifiables et identifiés. Elle ritualise l’événement pour que tous les acteurs, les témoins ne soient pas seulement  des spectateurs, mais que tous soient partie prenante de cet événement. En l'occurrence, dans le Match d’improvisation, l'évènement qui est modalisé par le cadre cérémoniel, c'est l’acte théâtral improvisé qui lui-même modalise la vie.

LES CODES ET LES RITES

Si le Match d’Improvisation a repris au hockey sur glace les règles et une partie du décorum, il les a très précisément ritualisées dans un cérémonial très codifié qui tend à faire de l’improvisation un acte consacré.  Le spectacle est régi par un maître de cérémonie qui ne porte pas son nom par hasard et qui ordonne toute l’organisation rituelle, notamment dans le temps. Les moments se passent dans le même ordre d'un match à l'autre. À la fin du match il y a la “traditionnelle remise des étoiles”, et le match se finit par la "traditionnelle interview des capitaines".

Cette codification contribue à donner un sens à chaque phase de jeu et à unifier tous les actants dans un processus commun de consécration. Tout le cérémonial amplifie la valeur de ce qui se vit et de ce qui se joue dans la patinoire. Ainsi, le public, au même titre que les comédiens, se sent partie prenante de la cérémonie, et participe dans le cadre qui lui est autorisé, à cette cérémonie. Il applaudit, il vocifère, vote, lance son chausson et réagit à toutes les sollicitations. Le musicien chauffe le public au début du match, afin qu’il soit prêt, au même titre que les joueurs à participer au spectacle. Bref, il participe.

La cérémonie est codifiée dans le temps et l’espace par un certain nombre de règles, le plus souvent implicites, qui confèrent chacun dans un rôle très clair.

L’organisation générale de l’espace met l’aire de jeu au centre de toutes les attentions. La patinoire est en quelque sorte sacralisée. On y rentre et l’on en sort à des moments très précis et le plus souvent sur autorisation de l’arbitre qui est le maître du lieu. C’est lui qui en fait le tour en début de match pour vérifier que tout est en ordre, qui y invite les assistants arbitres pour leur donner les dernières consignes, etc... Ces petits gestes anodins qui n’ont à priori aucune justification pratique (l’état de la patinoire a été vérifié avant le match) donne, au vu du public, l’importance à l’espace de jeu.

Le maître de cérémonie organise le temps selon une mécanique immuable, et les phases de jeu s’enchaînent aux moments musicaux, suivis d’explications, etc... Le public connaît cette mécanique et sait à quel moment il va être sollicité. Il est fréquent de voir les spectateurs lever leur carton de vote avant que l’arbitre ne l’ait demandé, ce qui provoque immanquablement une réaffirmation de la procédure. On joue avec les règles, on s’amuse du rituel, mais on sait de façon plus ou moins intuitive son importance.

Les joueurs eux-mêmes savent ce qu’ils doivent au cérémonial. Ils sont en jeu même en dehors des temps d’improvisation et participent à la cérémonie. Quand ils sont sur le banc, ils ne sont pas de simples comédiens comme ils pourraient l’être dans les loges. Ils tapent sur la patinoire, s’amusent, s’insurgent des décisions de l’arbitre, se congratulent...

Tout le monde est alors conscient de participer à un moment de spectacle unifiant  car totalement éphémère.

Trois cadres pour un jeu

Comment cohabitent donc ces trois cadres pour arriver à cette forme “hybride” qui forme un tout? Car ces cadres ne sont pas des socles sur lesquels reposerait une partie spécifique du jeu, et qui seraient comme trois dimensions parallèles. Ces trois cadres sont en fait imbriqués les uns dans les autres, un peu à la manière des poupées russes. Pour comprendre cette imbrication, nous allons également revenir à la définition des rôles que nous donnions plus haut, notamment au travers des trois groupes d’acteurs du match: le Staff, les Equipes, le Public.

Au centre, nous avons l’improvisation, le jeu des comédiens, ce temps de jeu théâtral qui constitue le coeur du match. Le groupe qui agit dans ce cadre, ce sont les équipes, les joueurs. Autour de ce coeur, nous avons ce que nous pourrions appeler l’ossature du match, le cadre sportif. Ce cadre, s’il est régi par des règlements dont l’arbitre est garant, repose avant tout sur l’enjeu. C’est donc le public qui est lié à ce cadre. Enfin, nous avons ce que nous appellerons le corps, et que Gravel appelait “l’emballage”, qui est en fait le cadre cérémoniel qui englobe le tout et le protège, le ritualise, et contribue à faire de ce moment de théâtre et de sport un événement. Ce “corps” est régi comme nous l’avons vu par le Staff, dont le rôle est d’encadrer le tout, joueurs et public compris.

Ainsi, le match d’improvisation peut se définir comme un spectacle à part, à la croisée de plusieurs disciplines, et contraint de faire état de sa légitimité pour assurer sa survie. Comme nous venons de le voir, tout est imbriqué et savamment orchestré, et la réussite repose sur les acteurs, notamment le Staff qui doit assurer la cohésion du tout. Mais cette imbrication est fragile, et si un des cadres est défaillant, c’est l’ensemble qui peut s’écrouler. De ce fait, chaque match est une œuvre composite, où les responsabilités artistiques se partagent, chacun étant à la fois acteur et créateur. L’arbitre définit le cadre, et donne le thème dont il est l’auteur. Le joueur est créateur de son jeu, le musicien joue des airs connus, mais peut également être compositeur des mélodies qu’il joue (il l’est de toute façon quand il intervient dans les improvisations), etc… Tout cela nous renvoie à la vaste polémique concernant les droits d’auteurs, qui fut source de beaucoup de conflits.

Nous ne rappellerons donc jamais assez à quel point il est important de percevoir ces trois cadres, ces trois dimensions, comme fondateurs de la pratique du match. La réussite et le développement du match d’improvisation ne peut reposer que sur une compréhension parfaite de ces dimensions. Trop de dérives nous ont montré à quel point tout cela était fragile et à quel point il était important de défendre cette pratique par ses concepts fondateurs.

Une belle improvisation n’est possible que si l’enjeu de type sportif est clair et que le cérémonial est rigoureux. Chacun sait alors que la structure est solide et chacun est prêt à prendre les risques nécessaires afin que le jeu prenne son essor et s’épanouisse pleinement.


[1] BROOK Peter dans la revue “Théâtre et éducation”, cahiers 1991

[2] IONESCO Eugène, Notes et contre-notes, Gallimard, Edition 1966

Les deux références sont cités par Domminique CHARRIER, Alain DEGOIS, Jean JOURDAN, “Les M.I.T., une réalité!”, étude monographique éditée par RÉELS, 1991.

[3] JOURDAN Jean - Hybridation des pratiques sportives et artistiques: les matchs d’improvisation théâtrale - Mémoire de DEA, Université Paris sud (division sciences et techniques des activités physiques et sportives) - 1993

[4] ERTEL Evelyne. “Le théâtre pris au piège du sport” in Théâtre Public, n° 63 publié par le Théâtre de Gennevilliers - Mai-Juin 1985.

[5] ERTEL Evelyne. “Le théâtre pris au piège du sport” in Théâtre Public,

n° 63 publié par le Théâtre de Gennevilliers - Mai-Juin 1985.

[6] GOFFMAN Erwin, Les cadres de l’expérience - Paris, Editions de Minuit, 1991

 © Jean Baptiste Chauvin