L’écoute est de façon inconditionnelle, fondatrice de l’acte improvisé. Il n’y a pas d’improvisation possible sans écoute, de même que l’on peut dire qu’il n’y a pas de théâtre possible sans écoute. Avant d’envisager donner une parole ou accomplir un geste, il faut être capable d’être réceptif à tout ce qui nous entoure. Toutefois cette évidence peut facilement se perdre dans des travers subtils et le manque d’écoute n’est pas forcément l’apanage des joueurs débutants. Cet état d’écoute est très étroitement lié à l’état de concentration du joueur, de son état moral, et de manière plus large à son investissement créateur, c’est-à-dire à son implication totale dans le jeu.

L’écoute se décompose en plusieurs formes qui dépendent toutes du même état, mais qui peuvent avoir des implications différentes.

L’ÉCOUTE INTÉRIEURE

Avant toute chose, le joueur doit s’écouter lui-même, être réceptif à ses propres émotions, à ses propres réactions et à ses propres associations d’idées. Cela ne doit pas pour autant l’amener à se regarder jouer, mais à ouvrir tous ses sens pour se mettre dans un état de totale disponibilité qui est la condition indispensable pour approcher cet état créateur dont nous parlions plus haut.

Dès que l’improvisation démarre, que le joueur soit en jeu ou sur le banc, il doit être capable d’entendre résonner ses émotions, et accepter de réagir émotionnellement à tout ce qui se joue sous ses yeux. Il est étonnant d’ailleurs de constater que les joueurs qui sont sur le banc et qui regardent l’improvisation, pour peu qu’ils soient dans cet état d’écoute intérieure, vivent l’improvisation de l’intérieur : Ils grimacent, rient aux éclats, réagissent à ce qui se passe. Ils sont dans le jeu, et s’ils ne sont pas en scène, ils sont en état d’intervenir et de venir jouer à n’importe quel moment.

Mais être en écoute de tout son être intérieur n’est pas une évidence. Comme nous l’avons vu, nous sommes empreints de tout un parcours psychologique qui ne nous donne pas accès à toute notre intériorité faite de blocages, de peurs, de colères… De même, avons-nous besoin de confiance en nous pour être prêt à tout entendre de nous-mêmes ? Sommes-nous réceptifs à tous ces états psycho-affectifs qui nous travaillent ? Sans doute pas, mais l’écoute intérieure est un état qui doit nous permettre de recevoir ce qui vient de nous. Ce qui arrive est à prendre, et ce qui reste enfoui n’est pas prêt à sortir. Par contre le joueur que l’on qualifiera « d’ouvert » se fera régulièrement surprendre par ses propres réactions, car il aura ouvert les voies de ce moi intérieur qui réagira de façon totalement sincère car libre de toute censure. Il faut néanmoins se dire que l’improvisation, de par ses contraintes temporelles, ne donne pas forcément la possibilité au joueur comédien d’explorer et d’exploiter toutes ses sensations. Et si au moment du match l’état d’écoute intérieure est exacerbé, le joueur n’a pas toujours le temps de retranscrire toutes ses perceptions intérieures. Le match interdit une exploration intérieure poussée pour nourrir le personnage, simplement par manque de temps. Mais ce qui intéresse l’improvisation c’est la spontanéité avec laquelle le personnage va se révéler, peut-être de façon plus ou moins désordonnée, mais de façon sincère, à partir du moment ou le joueur accepte cette écoute libre qui va l’amener à réagir.

L’ÉCOUTE COLLECTIVE

Comme nous l’avons compris au travers des mécanismes d’interactions décrits plus haut, pour construire et élaborer son improvisation, le joueur doit intégrer tous les signes qui viennent de l’extérieur. Ces signes proviennent essentiellement des autres joueurs, et permettent à chacun de comprendre l’autre et d’utiliser ses signes au profit du jeu. Il faut pour cela que le comédien soit à même d’entendre ce qui lui est proposé, car la seule écoute intérieure ne peut suffire à construire. Avant même d’envisager d’écrire son histoire, le joueur doit être capable d’intégrer et de comprendre tout ce qui se passe autour de lui, et de combiner tous ces signes porteurs de sens avec la résonance émotionnelle qu’ils vont susciter en lui. Ces mécanismes d’écoute peuvent se gérer assez facilement lorsqu’un seul joueur est en face, mais cela devient beaucoup plus compliqué quand, portés par l’action, les joueurs évoluent à cinq ou six. Et la difficulté du comédien est d’intégrer autant de codes, si ce n’est plus, que le spectateur passif ne peut en percevoir, car pour lui, tout fait sens.

Rappelons ici ce que nous évoquions concernant la confiance. Cet état d’écoute nous paraît indissociable de cette notion de confiance en soi et de confiance envers les autres que nous citions plus haut. Etre en réception totale de tous les codes envoyés par les autres nécessite de la part du joueur de partir du principe que tout est bon à prendre. C’est-à-dire accepter l’autre dans toute son entité et prendre tout ce qu’il nous donne comme faisant partie du personnage qu’il est en train d’investir. Cela nécessite d’accepter les faiblesses et les erreurs de l’autre, au même titre qu’il doit accepter les nôtres. Il ne peut y avoir de sens et de logique, même à l’histoire la plus farfelue, que si les joueurs captent tous les éléments qui naissent du jeu.

Les joueurs doivent aussi être à l’écoute de la salle et du public, qui réagit et perçoit les signes à sa façon. Tout en étant en jeu, les comédiens doivent sentir l’état d’écoute du public et l’intérêt qu’il porte à ce qui se joue. Ces signes sont souvent impalpables et difficiles à interpréter. Certes, quand la salle rit, on sait qu’elle répond à des signes, de même que quand les chaussons volent, on sait que certains spectateurs manquent de signes. Mais entre ces deux états significatifs, le joueur doit être conscient de ce qu’il donne et de ce qu’il provoque. L’état d’écoute du public est d’autant plus difficile à percevoir qu’on passe d’une ligue à l’autre, car si les joueurs se déplacent, le public lui s’habitue à une forme de jeu développée par l’équipe qu’il voit le plus souvent, et est plus réceptif à certains codes. Pour autant, les joueurs, où qu’ils jouent, doivent être capables de sentir, même si ils ne peuvent l’analyser, les vibrations du public. Cela ne doit pas se traduire par un jeu cabot, mais doit permettre au joueur de ne jamais oublier pour qui il joue.

L’ÉCOUTE ACTIVE

Cet état d’écoute que nous venons de définir doit nécessairement être générateur d’action, et nous savons que les contraintes temporelles du match nécessitent de dissoudre les phases conscientes de réflexion et d’analyse du jeu. Le joueur doit être capable de réagir directement à un signe, sans passer de l’écoute à l’analyse du code, à l’élaboration d’une réponse qui enfin se traduira par une action. Il doit être capable de réagir immédiatement à un stimuli intérieur ou extérieur. S’il est en parfait état d’écoute, le joueur doit être capable, lorsqu’il reçoit un code, de mettre en action et de retraduire en codes ses associations d’idée et les émotions générées par les signes perçus. Il doit être capable de se retrouver dans cet état que certains psychologues appellent l’état d’empathie constructive, c’est-à-dire de prendre part émotionnellement à ce qui se passe et à ce que vivent les autres joueurs. Tout le touche, tout le concerne. Mais cette empathie est avant tout émotive et ne être que cérébrale. Je ne joue pas à être ému. Je suis ému.

Par son apprentissage, le comédien doit acquérir un jeu réflexe. Au même titre qu’une brûlure le fait sursauter et crier, les codes qu’on lui envoie doivent le faire réagir de façon instinctive. Il va sans dire que cet état idéal ne s’atteint pas tout le temps et que pour l’atteindre, le joueur doit accepter de rebondir dans n’importe quelle direction et de se laisser porter par l’action collective sans chercher forcément à en maîtriser les finalités. Cet état d’empathie met à mal tous nos mécanismes logiques, notre perception rationnelle du monde, et bien sûr notre ego. Mais il faut être capable de s’émouvoir de tout et prendre ce qui arrive avec sincérité et affection. Rien n’est impossible en improvisation, rien n’est incongru, rien n’est trop fou ou trop décalé. La seule limite étant le sens de ce que l’on donne à comprendre. Car si on est absurde, on ne doit pas être confus. C’est pour cela que le joueur doit chercher cet état d’écoute active qui va au-delà de la perception simple des éléments et doit se laisser réagir de façon libre déjouant la peur et les angoisses du mal-faire, du mal-être ou du mal-penser.

© Jean Baptiste Chauvin