D’où vient l’énergie qui donne au créateur cette faculté à faire surgir avec génie ce qui n’était pas, et ce qui ne sera plus ? D’où vient cette force qui fait de l’instant présent un moment magique, où la grâce côtoie la perfection ? D’une force divine ou surnaturelle qui ferait du créateur un être exceptionnel ? Pas sûr !

Car nous sommes tous des créateurs spontanés. Nous produisons chaque jour des milliers de gestes, d’actes, de paroles qui sont le fruit d’une pensée immédiate. Nous ne parlons pas ici des réflexes qui sont produits par le système nerveux, mais de tout ce qui fait notre vie quotidienne. Nous vivons et agissons en permanence à partir d’associations d’idées:  j’ouvre la porte si je veux entrer, je décroche le téléphone quand il sonne, j’allume la lumière quand la nuit tombe... Cette faculté à produire des actes spontanés par réaction est d’ailleurs, si on y pense, la spécificité du monde animal. Dans le monde vivant, seuls les animaux peuvent produire du mouvement né de la pensée. Quand elle a soif, la gazelle s’approche de la mare pour boire. Certes, elle le fait de façon instinctive et on ne peut pas parler d’acte réfléchi. De même pour le bébé qui a faim et va se mettre à crier. Toutefois, ces actes proviennent d’une volonté le plus souvent maîtrisée et par réaction à l’interprétation de la réalité. Notre gazelle ne s’approchera pas de la mare si un lion est en train d’y boire, car elle associe l’image du lion à un danger.

Cette faculté à réagir de façon spontanée, qu’on qualifiera sans peine de plus évoluée chez l’homme, est une des conditions de notre survie. L’automobiliste qui est sur la route n’a pas besoin de connaître le chemin par coeur. Il adapte sa conduite en fonction de ce qu’il voit, des virages, une signalisation, d’autres automobilistes... Il adapte ses actes en fonction de ce que lui dicte sa pensée, elle même guidée par les événements extérieurs. Cette capacité de réaction dans l’instant nous permet de concilier notre volonté en fonction de toutes les contraintes qui s’imposent à nous.

Sommes-nous tous pour autant, gazelles comprises, des improvisateurs au quotidien? L’improvisation se résume t-elle à cette capacité que nous avons de concilier nos actes avec une situation donnée? Pas tout à fait. Nous nous reposerons pour cela sur la définition de l’improvisation que nous donne Jean François de Raymond, philosophe[1]

“On peut définir de façon générale l’improvisation comme l’acte qui consacre dans l’instant ce qui s’étale habituellement entre la conception (ou la composition) et l’exécution ultérieure, le délai entre les deux étant supprimé par l’immédiateté de l’acte. L’improvisation est une réponse mais aussi une pratique inventive immédiate où on cherche à atteindre un objectif par la mise en oeuvre des seuls moyens disponibles.”

Moyens techniques et psychologiques à la disposition de l’improvisateur. Si il existe des similitudes entre nos actes quotidiens et des actes “improvisés” de par leur inscription dans le présent, cette définition nous montre que l’improvisation est liée à une volonté créatrice, à un objectif à atteindre. L’improvisation est donc le résultat d’un processus qui tend à supprimer le temps qui sépare d’ordinaire l’acte et sa conception, ou son inscription dans le temps. En d’autres termes, nous improvisons lorsque nous produisons spontanément des actes que d’ordinaire nous accomplissons en marge de la réflexion qui nous a amenés à les réaliser. Nous supprimons l’espace temps entre la réflexion et l’acte.

Mais qu’est-ce qui peut nous pousser à improviser, quand il suffit de prendre son temps. Quelle impérieuse nécessité peut me contraindre à agir en même temps que je pose la réflexion de mon acte. Prenons l’exemple d’un incendie. Lorsqu’un incendie se produit, les témoins vont immédiatement réagir. Ils vont tenter de dégager les victimes, ils vont essayer d’éteindre le feu, etc... Ils vont agir spontanément. Qu’est-ce qui va impulser cette réaction spontanée? L’urgence. C’est parce qu’il y a une échéance proche, en l’occurence la mort et la destruction, que l’action et la réflexion devront se confondre pour produire une réaction immédiate à l’urgence. Sans cette notion d’urgence, il n’y a pas de pression temporelle et pas d’utilité à lier l’acte et la réflexion. Si notre incendie n’était pas évolutif, on pourrait tranquillement l’éteindre avec des verres d’eau en prenant tout notre temps. C’est l’urgence qui provoque l’improvisation et nous oblige à sortir d’une relation quotidienne au temps.

Ceci étant, si nous sommes tous capables de produire des actes improvisés dans l’urgence, nous ne sommes pas tous pour autant des improvisateurs. Si nous savions éteindre les incendies, nous n’aurions pas besoin de pompiers. Et pourtant, ce sont les premiers que l’on appelle dans de tels moments. Qu’est-ce qui nous pousse à faire appel à eux? Après tout pour éteindre un feu, il faut juste de l’eau. Oui mais voilà! Les pompiers sont un peu plus que de simples arroseurs. Au-delà des moyens matériels qu’ils peuvent mettre en oeuvre, ils ont une technique, une pratique qu’ils ont acquise et qui leur permet de faire face à ce genre d’urgence. Ils s’entrainent en permanence, mettent en place de nouvelles techniques, remettent en question leur efficacité... A ce titre, le pompier est un improvisateur, un professionnel de l’improvisation puisque son métier est de gérer l’urgence, et qu’il sait maîtriser ses émotions. En ce sens, il constitue un archétype de l’improvisateur.

L’improvisateur, quel qu’il soit, doit agir dans l’immédiateté pour arriver à un résultat optimum, avec une pression temporelle très forte. Ses compétences vont se mesurer à son efficacité. Il va devoir pour cela acquérir des techniques pour maîtriser son art, ainsi qu’une expérience de terrain qui lui permettront, le moment venu, d’être capable de gérer l’urgence qui s’impose à lui. C’est ce qui fera la différence entre le badaud, qui lors d’un incendie courra dans tous les sens en jetant des seaux d’eau, et le pompier qui sait poser les gestes justes et de façon sereine, pour finalement aller plus rapidement à l’objectif final.

Le fait de pouvoir ainsi maîtriser le temps sous la contrainte de l’urgence apporte au pompier un capital de reconnaissance très important. Mais c’est le cas de tous les improvisateurs qui vont, le plus souvent, être consacrés au rang de prodiges, de génies ou même de demi dieux, comme nous le dit Jean François de Raymond:

“L’improvisateur met en oeuvre un savoir faire qui échappe au profane. Il y a de la prestidigitation dans cette virtuosité qui tire sa force du regard des admirateurs.”

Dans cet état de grâce, décrit par Jean François de Raymond, l’improvisateur fusionne ce qu’il est avec ce qu’il fait. En maîtrisant tous les moyens mis à sa disposition, l’improvisateur acquiert le statut d’improvisateur. Il ne fait pas de l’improvisation, il est improvisateur. Il dépasse la simple technique et développe, au delà de son savoir-faire, un savoir être qui lui permet de produire dans l’instant ce qui ne peut se concevoir que dans le temps. C’est cet ”art” d’improviser et c’est la maîtrise du temps qui consacre l’improvisateur. Nos pompiers “improvisateurs”, malgré leur mission bienfaitrice et leur légendaire humilité, ont une grande notoriété qui pousse la population à les considérer comme des héros. On pourrait dire la même chose des urgentistes du SAMU, et de tous les professionnels pour qui s’impose le fait de devenir des techniciens de l’urgence.

Mais, pour s’approcher de ce qui nous concerne, intéressons nous à savoir ce qui peut pousser l’improvisation à se donner en spectacle. Nos pompiers, bien qu’ils les attirent irrémédiablement, n’ont pas besoin de spectateurs. Il n’ y a pas pour eux d’urgence à se donner à voir. Dans le spectacle, il n’y a pas de vie en jeu, et rien ne justifie, a priori, le fait de se mettre en état d’urgence sur une scène. Toutefois, plusieurs formes de spectacle utilisent l’improvisation comme base.

La plus importante d’entre toutes est bien évidemment le sport, bien que le sport n’ait pas pour vocation première de se donner en spectacle. Le sportif acquière une technique qui, le moment du match venu, lui permettra d’être le plus efficace possible. Si les footballeurs sont capables de construire ensemble des actions qui, au bout du compte, leur permettront de marquer un but, c’est qu’ils ont développé une technique adaptée. Mais leur technique ne s’est pas construite autour du fait de pousser le ballon au fond des filets, car ça, tout le monde peut le faire, elle s’est construite autour d’une urgence qui réside dans le fait qu’ils ont en face une équipe qui a le même objectif, qu’il n’y a qu’un seul ballon, et que c’est l’équipe qui mettra le plus de fois le ballon au fond des filets, en quatre vingt dix minutes, qui remportera le match. Ce qui passionne le public, et qui fait que le sport est le spectacle le plus regardé, c’est qu’il y a une fascination pour le commun des mortels de voir se créer en direct une action dont les mécanismes reposent sur une maîtrise experte de l’urgence qui font du footballeur un expert en improvisation. Pourquoi vend-on, dans tous les magasins de sport du monde, des maillots aux noms de joueurs célèbres? Pourquoi les gamins de toutes les banlieues s’identifient à ces joueurs et les idolâtrent à ce point? “Parce qu’ils jouent bien!” vous diront-ils. Mais surtout parce qu’ils sont capables, dans les quatre vingt dix minutes d’un match, de mettre en oeuvre une technique très perfectionnée qui leur permet de déjouer leurs adversaires pour aller marquer un but. Ils sont donc capables de transformer une phase de jeu en un moment exceptionnel, parce qu’intimement lié à la situation présente. Ce moment unique, dont la valeur émotionnelle ne peut se mesurer que dans l’instant, devient alors magique et transcende ceux qui l’ont vécu.

L’improvisation, pour se donner en spectacle doit donc inventer sa propre urgence. Elle doit mettre en place les limites temporelles qui obligeront l’improvisateur à développer des techniques spécifiques pour répondre à cette contrainte. Ces limites se concrétisent par le chronomètre dans le sport ou, comme nous le verrons, dans le match d’improvisation, mais également par la mesure ou le tempo dans les musiques improvisées comme le jazz.

Mais l’improvisation dans une vocation publique revêt une dimension supplémentaire, car la pression temporelle est liée à un regard et un jugement extérieur: celui d’un public. Public sportif au football, culturel au théâtre ou au concert. Dimension fondamentale puisque c’est elle qui unira l’improvisateur et le spectateur dans une relation de communion indestructible, forgée dans le temps. Union sacrée qui sera vécue à un moment avant lequel elle n’était rien, et après lequel elle ne sera plus qu’un souvenir. C’est cette union dans le temps qui mettra le spectateur en situation de témoin d’un moment triste ou gai, grandiose ou futile, mais de tout façon unique car vécu au présent.

L’impact phénoménal d’un événement sportif comme le Mondial de Football, qui ne repose que sur la virtuosité de ses joueurs/improvisateurs, ne peut se comprendre que dans le fait qu’il réunit dans un espace temporel réduit des joueurs et des spectateurs. Cet impact est multiplié par la loupe médiatique qui en fait un moment de communion mondial. C’est parce que tout se joue au présent, que la prouesse technique est vécue avec autant d’intensité, au même moment, par des millions de spectateurs et que l’incertitude de l’issue dramatise l’instant. Regarder un match en différé à la télévision ne soulève pratiquement aucune passion, et celui qui a sauté au plafond au but marqué en direct ne décollera pas de son siège lors d’une rediffusion.

Dans les pratiques artistiques, l’improvisation est mieux connue et reconnue puisqu’elle a fait l’objet d’études. Nous allons développer ici la particularité de l’improvisation dans le théâtre, mais on peut bien sûr parler de la musique avec le jazz, musique qui se qualifie par nature improvisée. La fascination que peuvent susciter un Miles Davis ou un John Coltrane repose principalement sur la virtuosité de leurs improvisations en concert. Le fait d’avoir vu un de ces “monstres” sur scène, surtout après leur mort, situe le spectateur dans une position de privilégié. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD) reconnaît aujourd’hui la particularité du musicien de Jazz en tant qu’improvisateur-créateur, et lui reverse des droits sur ses improvisations. Il y a aussi, en danse moderne, un grand nombre de chorégraphes qui utilisent l’improvisation dans leur art.

Voilà des exemples qui nous permettent de montrer que l’improvisation touche des domaines très différents. Les techniques et les pratiques y sont différentes et les stratégies d’efficacité ont des objectifs bien particuliers. Toutefois elles concourent toutes à aiguiser cette volonté bien humaine qui consiste à vouloir dompter le temps, apprivoiser l’urgence,  donc maîtriser le monde qui nous entoure. Cette volonté servira des fins sociales, commerciales ou politiques, ou sera mise en spectacle au travers du sport ou de l’art, et l’improvisateur au summum de la maîtrise deviendra un génie, un demi dieu aux yeux de ses pairs, car il aura aboli le temps.

Est-ce là pourtant la seule motivation de l’improvisateur, et en particulier celui de théâtre. Certes non, car la seule technique ne peut suffire à faire du comédien/improvisateur un artiste à part entière. Car si la finalité du football est objective, celle de l’improvisation théâtrale est totalement abstraite.

Essayons de répondre à l’interrogation d’Eugénio Barba[2]:

“Qu’est-ce que l’improvisation? Quelle est cette situation professionnelle où une vision personnelle, subjective, doit se convertir en action objective, théâtralement reconnaissable pour l’expérience du spectateur?”

Tentons ici une définition de l’improvisation théâtrale, tout du moins dans ce qui la caractérise dans le match d’improvisation, à savoir le fait de se donner à voir:

L’improvisation théâtrale est l’acte par lequel un comédien écrit et met en scène l’histoire qu’il est en train de jouer. Cette écriture, alimentée par son immédiate inspiration, coïncide dans le temps avec la présentation qu’il est en train d’en faire. La suppression du temps qui sépare d’ordinaire l’écriture de la représentation est contrainte par la situation d’urgence imposée par la pression temporelle. La situation de mort virtuelle et symbolique dans laquelle le comédien se met volontairement pour provoquer et stimuler sa créativité spontanée, lui permet de dramatiser l’instant et d’en faire ainsi un moment de théâtre.

L’accomplissement d’un tel acte repose sur la maîtrise d’un savoir-être car il place l’improvisateur comme élément constituant de sa propre création. En étant à la fois acteur et créateur de l’instant, en sublimant ses associations d’idées et en les codifiant théâtralement pour les rendre immédiatement lisibles, le comédien donnera un sens artistique à sa production car il associera dans le temps le spectateur à l’acte qu’il produit. L’improvisation théâtrale unit donc le comédien et le spectateur dans une “bulle” temporelle excluante, car indissociable du moment où l’acte a été accompli. C’est ce qui en fait sa valeur émotionnelle et sa raison d’être.

Cette définition et ce petit tour d’horizon des différentes dimensions de l’improvisation doivent nous permettre, dans ce site, d’analyser le Match d’Improvisation Théâtrale. Plus qu’un simple espace d’expression théâtrale, cette pratique insolite se situe à la croisée de bien des disciplines. Jeu ou spectacle? Sport ou théâtre? Cérémonie ou simulacre?... Autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre pour démontrer qu’au delà de son aspect exubérant le match d’improvisation théâtrale est un moyen de communion et d’échange, un espace d’expression, de socialisation et de création incomparable car pratiquement unique.



[1] de RAYMOND J.F. - L’improvisation - 1980 - Librairie philosophique J. Vrin - Paris

[2] BARBA Eugénio, “A la recherche de son autonomie théâtrale”, in Improvisation (Anthropologie Théâtrale) - Bouffonneries théâtre n°4 - Janvier 1982

© Jean Baptiste Chauvin