Deux joueurs sont sur la patinoire, en état de jeu, avec chacun une interprétation du thème qui leur a été donné par leur coach, et qu’ils ont eux-mêmes enrichie de leur propre imaginaire. Ils ne savent rien de l’autre, voire ils ne le connaissent pas l’autre joueur, ou seulement depuis quelques heures. Dés le coup de sifflet, ils sont en état d’improvisation, c’est-à-dire que tout ce qu’ils font, ou disent a un sens pour l’autre joueur mais également pour le public. Plus rien n’est gratuit. Si je fais un geste, il sera interprété. Si je ne fais rien, cela sera également interprété comme faisant partie de l’histoire que je suis déjà en train de raconter. La plus grande difficulté est donc ici de rencontrer l’autre joueur, de le découvrir, de le rencontrer, sachant que, le plus vite possible, nous devons entamer une histoire commune. Plusieurs coachs aiment à comparer l’improvisation avec un mur de briques. Chaque joueur doit donner des briques pour construire un mur commun. Il ne s’agit pas de construire deux murs distincts, ni un mur avec les briques d’un seul, mais bien un mur avec les briques des deux. Plus il y aura de briques, plus le mur pourra être haut et solide. Il faut pourtant procéder avec méthode.

Nous avons envisagé les mécanismes qui mènent à cette interaction en nous reposant sur une définition qui nous vient de la psychologie sociale et qui définit l’interaction de la façon suivante:

L’interaction a lieu lorsqu’une unité d’action produite par un sujet A agit comme stimulus d’une unité-réponse chez un autre sujet B, vice-versa. Ainsi l’interaction constitue-t-elle un processus circulaire; elle peut d’ailleurs se produire, non seulement entre deux individus, mais entre un individu et un groupe, ou entre deux groupes.”[1]

Pour l’interaction telle que nous la percevons dans le match, nous avons défini trois phases, que nous allons décrire maintenant.

L’ACTION

La première mission du joueur est de donner des éléments compréhensibles de ce qu’il est. Soit par ce qu’il fait, soit par ce qu’il dit. Chaque joueur va donner à l’autre, par son action, à comprendre. Mais prenons un exemple concret.

Prenons un thème qui pourrait être “Sur le fil”. Le joueur A entre en jeu avec comme coaching un funambule qui se prépare à faire son dernier numéro de cirque avant que celui-ci ne ferme. La joueuse B entre avec comme coaching une vieille couturière qui doit recoudre son mari qu’elle a découpé en morceaux (tout est permis en improvisation!)

Le joueur A va entrer avec un air triste (premier signe), nettoyant sa perche de bascule (deuxième signe), et en disant: “Et dire que ça fait quinze ans que je vais là-haut! Ça fait mal au cœur!” (troisième signe).

La joueuse B va entrer un peu anxieuse (premier signe), traînant un sac très lourd (deuxième signe) et en disant: “Enfin libre!” (troisième signe).

Voici trois signes que chaque joueur va donner sur son personnage et le moment présent dans lequel il se trouve. Bien sûr le chiffre de trois n’est pas une règle, mais il convient de donner assez d’éléments pour faire réagir l’autre joueur, sans trop lui en donner d’un coup, ce qui aurait pour effet de paralyser sa réaction. Comment ces joueurs vont-ils maintenant traiter ces informations et en faire des éléments constructifs de leur jeu.

LA RÉACTION

Il convient donc maintenant de vérifier, d’une part, que les actions que j’ai données à voir ont bien été comprises, et d’autre part, de réagir aux informations qu’on m’a envoyées. Chaque joueur doit intégrer sa réaction dans son jeu, et réagir au travers de son personnage. De plus, sa réaction doit être prétexte à donner de nouvelles informations, tout en les adaptant aux informations de l’autre. Car la phase de réaction se superpose à la phase d’action qui elle, continue.

Ainsi, le joueur A pourra réagir par exemple en disant: “Enfin libre? Vous avez de la chance vous. Moi, je ne pourrais plus être libre là-haut, sur mon fil”. Ce à quoi la joueuse B pourra répondre: “Votre numéro est terminé? Râlez pas, le mien il commence.”

Les actions et les réactions vont donc ainsi s’enchaîner, s’imbriquer, s’agglomérer, chaque nouvelle action prenant en considération la nouvelle action de l’autre. Cela doit nous amener à une action commune.

L’INTERACTION

Une fois que chaque joueur a assez d’éléments sur l’histoire de l’autre, les deux personnages vont pouvoir entamer une histoire commune. Cela nécessite qu’il n’y ait plus aucun mystère sur l’autre, et qu’il y ait une volonté commune d’entrer en interaction, c’est-à-dire dans l’écriture de la même histoire. Ainsi, notre joueur A et notre joueuse B pourront remonter ensemble un nouveau cirque avec grand numéro de couture, se lancer dans la boucherie funambule ou partir dans une aventure rocambolesque.

Cette interaction devient donc la résultante des mécanismes préalables d’appréhension, et de découverte de l’autre. De deux processus, on en forge un troisième pour élaborer une démarche commune. Cela nécessite à l’évidence une grande écoute et une très grande capacité du joueur à s’adapter. Au cours de l’improvisation, nous retrouvons le même processus. Chaque nouveau joueur, quand il entre dans la patinoire, va devoir donner des éléments quant à son personnage et sa démarche, que les joueurs en action devront intégrer à l’histoire déjà en cours. Chaque nouvelle entrée crée un nouveau foyer actif et un nouveau pôle qui va fatalement créer un déséquilibre dans la situation préexistante. On se retrouve dans la même situation qu’au départ, à la différence que l’histoire des joueurs déjà engagés est connue de tous. C’est eux qui devront s’adapter à la situation nouvelle.

Il semble que nous touchions là aux mécanismes fondamentaux de la construction de l’histoire, car les joueurs posent ici les fondations de leur histoire commune. En allant plus loin, et d’un point de vue plus pédagogique, nous pouvons également voir cette interaction comme un modèle d’interaction sociale, ce qui fait du match d’improvisation un outil très prisé dans la construction de la personnalité. En effet, n’y a-t-il pas de flagrantes similitudes entre deux joueurs d’improvisation, et deux individus qui doivent élaborer ensemble une relation active? Chacun va donner à voir, à comprendre de lui-même en utilisant ses propres outils de références. De même, le joueur d’improvisation construira son personnage en utilisant sa propre culture et les éléments signifiants qu’il est en capacité de mettre en œuvre.

En cela, l’improvisation ouvre d’autres portes que ne pourrait ouvrir le théâtre à texte. Non que le théâtre n’ait pas lui aussi des mécanismes favorisant l’accomplissement personnel, bien au contraire, mais nous sommes, dans le match d’improvisation, plus près d’une sorte de célébration des “rites d’interactions”, tels que les décrivait Erwinn Goffman[2], qui explique sûrement l’engouement du public pour ce spectacle, qui est à la fois un moment d’expression artistique et un exutoire des relations humaines. On ne compte plus les histoires de couples qui ont pu se jouer dans la patinoire. Combien de morts, qui sont autant de morts symboliques, nous permettant de nous jouer de cette fin certaine. Combien d’accouchements, également? Autant de situations qui nous permettent de réécrire la réalité, sans doute pour mieux la comprendre.

De ce fait, comme les interactants que nous décrit Goffman, nos comédiens d’un moment deviennent pour nous des “interacteurs”. Car ils font plus qu’inventer un simple rôle. Ils l’écrivent et ils le mettent en scène, dans les mêmes conditions temporelles que n’importe quel individu qui devra construire une relation sociale.

La particularité du match d’improvisation c’est que l’interaction est donnée à voir, et soumise à un jugement: celui du public. Il y aura en effet sanction à l’issue de l’interaction. D’une certaine manière, on peut dire qu’au-delà de l’improvisation, le public va juger l’interaction. Celui qui a des chances de remporter le point sera celui qui aura le plus contribué à construire une histoire commune avec l’autre joueur, donc à interagir avec lui. Bien sûr, il serait réducteur de voir le rôle du public par ce simple biais, mais il nous apparaît fondamental de pointer cette dimension, car elle explique ce principe paradoxal qui veut que en jouant l’un contre l’autre, les joueurs soient tenus de construire ensemble. Le vote du public est bien plus un vote valorisateur, qu’un vote inquisiteur de la relation instaurée entre les deux joueurs.

Il faut également rappeler que l’arbitre qui est au cœur de cette interaction agit comme un régulateur, et non en tant que partie prenante de l’interaction. Cela nous renvoie aux critiques que nous formulions dans la définition du rôle de l'arbitre concernant les dérives de certains qui s’immiscent bien trop dans cette relation dans laquelle ils ne peuvent déroger à une stricte neutralité.

Tout cela nous conduit à dire que le match d’improvisation, avant d’être un jeu théâtral, est avant tout un jeu social, dans ce sens qu’il utilise tous les mécanismes de l’interaction sociale, qu’il en utilise les codes et qu’il met les individus dans une relation qui nécessite l’utilisation de référentiels sociaux au travers d’une démarche conduite par plusieurs facteurs psychologiques.



[1] Jean Maisonneuve - La dynamique de groupe. Paris – Presses universitaires de France, 1968

[2] GOFFMAN E. - Les rites d’interaction – Paris – Ed de Minuit - 1974

© Jean Baptiste Chauvin