En entrant dans la patinoire et en se mettant en jeu, le joueur expose tout de lui. Il ne dispose de rien d’autre que de ce qu’il est. Il n’a pas de décor, il n’a pas de texte, il n’a pas de costume, ou plus exactement, il a un costume et un environnement qu’il va devoir faire disparaître (maillots, patinoire...) au profit d’une histoire. C’est donc toute sa personnalité qui va entrer en jeu.

Il dispose pour cela de plusieurs choses. Comme nous l’avons évoqué sur la page "improvisation", le joueur a développé des techniques “d’urgentiste” et à son niveau il est capable de maîtriser l’urgence. Mais au-delà de ces techniques, il va devoir utiliser sa culture, son caractère, ses énergies, ses angoisses, sa parole, son corps... Sa seule ressource, au-delà du coaching, c’est lui-même dans toute sa globalité et toute sa complexité, ce qui mettra en action aussi bien le conscient que l’inconscient. Autant dire que le joueur est tout nu. Tout nu, mais heureusement ou malheureusement pas tout seul, car il a en face de lui un ou plusieurs autres joueurs qui eux aussi sont tout nus, et qui eux aussi doivent exister. Ce sont donc tous les mécanismes du groupe qui vont se développer au travers d’une histoire fictive, mais dont les moteurs sont psychologiques, car ces joueurs doivent construire ensemble cette histoire dont ils doivent être les héros. Comment être le héros de ce moment sans avoir confiance en soi et dans les autres? Comment être le héros de ce moment sans avoir l’ambition d’être un leader positif et d’assumer le pouvoir que l’on se doit de prendre? Comment être le héros de cette histoire en respectant l’autre et en me faisant respecter dans toute mon entité d’interacteur, agissant aussi en tant qu’être humain (homme, femme, petit, gros, blanc, noir...)

Nous allons donc tenter d’approcher maintenant ces moteurs psychologiques, qui agissent au bénéfice ou au détriment de l’improvisation mais qui de toute façon font partie intégrante du jeu, et ne peuvent s’extraire de la seule théâtralité du jeu.

LA CONFIANCE

Cela peut sembler dépasser le sujet, pourtant il est évident que la notion de confiance est une des bases fondamentales qui rendent le jeu possible ou impossible. Et si nous restons dans le cadre du jeu, nous devons toutefois envisager cette notion dans toute sa dimension, qui va parfois au-delà des simples limites de la patinoire.

La confiance en soi

Chacun arrive dans le jeu avec sa propre histoire lourde des multiples expériences de la vie, qui influent fatalement sur notre manière d’être et de nous comporter avec les autres. Nos échecs ou nos réussites, notre éducation, font que nous sommes plus ou moins aptes à gérer cette confiance en nous et que nous sommes plus ou moins à même de contrôler nos peurs qui nous font parfois reculer devant l’adversité. Lorsque nous entrons en action ou que nous devons prendre un risque inconnu, tout un tas de questions se posent à nous: suis-je capable? Ais-je les compétences pour? Ais-je la légitimité d’agir ainsi?... Et ce sont les réponses à ces questions qui vont déterminer notre capacité à avoir ou non confiance en nous.

Dans la patinoire, les mécanismes sont les mêmes. Nous nous engageons, si ce n’est dans une situation inconnue, tout du moins dans une histoire dont nous ne connaissons pas l’issue. Les mêmes questions se posent alors. Comment s’en sortir? Comment assumer le fait d’être là et d’avoir à construire une histoire, sans avoir sur soi un regard censeur qui annihile toute capacité créatrice? Comment assumer le simple fait d’être en spectacle devant un public qui légitime de fait notre position ? Car pour s’engager à cent pour cent, il faut obligatoirement se dégager de toutes ces questions, et cette faculté est étroitement liée à cette notion de confiance en soi.

Le match d’improvisation ne refera pas l’histoire de chacun, c’est évident, mais il constitue pour chaque joueur un ensemble de mini-expériences fortes, qui se solderont par des réussites ou des échecs, mais qui finalement contribueront à donner ou non à celui-ci une plus grande confiance en lui. En ceci, il peut contribuer à développer cette confiance en soi, et permet donc à certains de trouver dans la pratique du match un moyen de développer leur personnalité. Cela explique sans doute son impact si fort sur les jeunes joueurs qui sont dans leur adolescence et qui par conséquent se construisent psychologiquement.

Toutefois, il faut bien considérer que la réussite ou l’échec du joueur ne repose pas exclusivement sur sa propre confiance en soi, car celle-ci ne peut se développer qu’avec la confiance des autres.

La confiance des autres

Ce jeu mettant en oeuvre tant de mécanismes collectifs, le joueur est soumis au jugement des autres. La confiance des autres est donc un élément essentiel de la propre confiance en soi. Celle-ci intervient à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, le fait que le joueur soit sur le banc constitue à la base une marque de confiance de la part de ses pairs - Bien que cette idée soit discutable, car bien des joueurs (et surtout des joueuses) ont joué les bouche-trous, sans avoir pour autant de légitimité reconnue - Mais partons d’une situation idéale. Si le public est venu, cela constitue une autre marque de confiance venue de l’extérieur. Mais il faut bien comprendre que la vraie confiance des autres, celle qui se déjoue des convenances et du ménagement d’éventuelles susceptibilités, se révèlera pleinement dans le jeu, car la dimension fictive de l’histoire qui se joue masquera à priori les appréhensions envers l’autre, qu’il est de toute façon difficile de cacher vu la situation d’urgence dans laquelle sont plongés les joueurs.

Si le joueur qui me fait face n’a pas confiance en moi, la relation deviendra bancale, car le fait de m’intégrer à son jeu deviendra pour lui une contrainte et non une ouverture vers d’autres univers.Il me gèrera comme un poids, anticipera mes réactions, agira à ma place et tuera donc toute forme d’interaction, tout en ayant l’impression d’avoir fait tout le travail, ce qui finalement confortera les a prioris qu’il avait avant.

Dans cette situation, le joueur adverse n’a pas beaucoup de solutions positives. S’il n’avait pas une grande confiance en lui, cela confirmera cet état de fait. S’il avait a priori confiance en lui, soit il sortira frustré, soit il sera obligé de contourner la situation pour tenter de prendre à défaut le joueur en question, ce qui lui attirera éventuellement les faveurs du public mais qui ne contribuera en rien à la qualité de l’improvisation.

Il apparaît donc que la confiance est une notion intrinsèque de l’improvisation et qu’elle intervient à tous les niveaux du jeu

La confiance collective

Sans confiance entre les deux joueurs protagonistes, l’improvisation se fourvoie. Sans confiance en lui, le joueur ne s’émancipe pas. Il faut donc chasser tous les blocages, qui sont d’ailleurs souvent à double sens. En effet, un joueur qui n’a pas confiance dans les autres n’est-il pas avant tout un joueur qui n’a pas confiance en lui?

Si, comme nous le développons dans "les mécanismes de créativité", l’écoute est à la base de l’improvisation, la confiance est à la base de l’écoute. Il convient toutefois de considérer cette notion comme une composante de l’être humain, avec toute la complexité que cela engendre. Les coachs, les formateurs ne sont ni des psychologues, ni des thérapeutes. Le match n’a donc pas pour vocation de régler les problèmes individuels. Ceci étant, il convient de chercher les conditions favorables qui permettent à chacun d’être en confiance et d’avoir confiance dans les autres.

Il faut pour cela développer l’esprit d’équipe, qui permet de donner une identité collective au groupe, ce qui peut aider le nouveau à se sentir dans une relative sécurité affective, s’il prend conscience que sa fragilité est prise en compte. Il faut également accompagner le joueur qui n’a pas confiance pour le motiver à prendre des risques, en glorifiant ses réussites et en désamorçant ses échecs.

Il faut surtout avoir la garantie de jouer le même jeu, et par conséquent d’avoir une confiance sans faille dans les règles et bien sûr dans l’arbitre. L’arbitre étant garant d’une certaine justice, il est le seul qui en jeu peut condamner le joueur qui par ses comportements contribue à faire perdre leur confiance aux autres. Le joueur victime se sentira moins fautif en sortant d’une improvisation ratée, si l’arbitre a condamné publiquement le joueur qui par son manque de confiance dans les autres à empêcher l’histoire d’avancer. En ce sens, c’est avant tout un protecteur.

Enfin, le joueur doit avoir confiance dans le public, qui vient en principe avec une certaine neutralité. Si tel n’est pas le cas, il convient de s’interroger sur la qualité du jeu auquel ce dernier a été habitué, et sur l’esprit dans lequel les matchs lui ont été servis. Pour avoir confiance en lui, le joueur doit pouvoir prendre des risques sans crainte de prendre systématiquement un chausson, ou d’être contré par un joueur cabot qui trouvera auprès de son public un écho favorable, car formaté à ses facéties.

La confiance globale de tous les intervenants du match constitue donc le socle fondamental de toute l’évolution du jeu. Mais elle n’est pas à proprement parler un moteur car elle n’est pas une démarche active mais bien un état au travers duquel vont s’épanouir les joueurs. Il faut maintenant se pencher sur la dynamique du groupe qui génère l’énergie positive dans le jeu.

LA DYNAMIQUE DU GROUPE

Une fois dépassées les relations de confiance, il faut s’approcher maintenant des mécanismes psychologiques qui interviennent dans le groupe et qui définissent les positions prises plus ou moins consciemment par chacun.

Une équipe d’improvisateurs est constituée comme chaque groupe de plusieurs individualités qui agissent avec toutes leurs particularités. Hormis le coach qui a un rôle institué et qui jouit donc d’une forme de pouvoir acquis, les joueurs sont tous sur un pied d’égalité, et interviennent donc au cours du match avec une égale légitimité. Toutefois, il faut bien prendre conscience que vu l’état d’extrême sensibilité dans lequel ces joueurs sont plongés, les relations et les modes d’intervention se forgent au travers de multiples mécanismes psychologiques.

Notre équipe, en tant que groupe est réunie autour d’un but commun qui peut d’ailleurs se décomposer. Le but global est d’offrir le plus beau spectacle possible, mais au moment de l’action, la problématique se resserre et le but devient plus immédiat puisqu’il s’agit à ce moment de répondre à une urgence et de construire, dans le temps de l’improvisation, une histoire.

Une des théories de la psychologie sociale est que tout groupe qui cherche à résoudre un problème passe successivement par plusieurs phases que le psychologue Bales avait définies en trois “aires” dans lesquelles on retrouve des comportements que l’on pourrait dire génériques.

-L’aire socio-affective positive, dans laquelle se trouvent tous les comportements de solidarité, d’approbation, d’écoute.

- L’aire socio-opératoire, dans laquelle les sujets vont être à la fois dans la construction des modes opératoires, et dans la recherche d’éléments constructifs.

- L’aire socio-affective négative, dans laquelle vont se retrouver tous les comportements de désapprobation, de tension, de gêne vis-à-vis des autres.

Pour concrétiser le propos, il faut voir ces aires comme des phases comportementales dans lesquelles les membres du groupe vont passer, de façon plus ou moins longue, plus ou moins intense en fonction des individus, mais qui vont créer des tensions positives et négatives qui agiront sur le fonctionnement de ce groupe. Dans la démarche constructive que nécessite le match, notre équipe de joueurs passera, comme l’explique Jean Maisonneuve, par plusieurs phases qui normalisent les comportements:

Ces normes consistent à passer successivement d’une phase d’information à une phase d’évaluation, puis à une phase d’influence et de recherches de contrôle, et enfin de décision (...)

L’analyse montre que l’élaboration d’une décision collective implique une combinaison intime de démarches opératoires et de processus affectifs et idéologiques.”[1]

Dans le match, nous allons retrouver ces mécanismes au moment du caucus, qui est un moment intense, où le groupe va devoir dans un très court laps de temps mettre en place des “modes opératoires” que nous appellerons plus théâtralement des bases dramaturgiques, mais qui au demeurant impliquent les mêmes formes de relations humaines. Mais une fois en jeu, ces mécanismes se retrouvent également, car comme nous l’avons vu, le match est avant tout un jeu dans lequel se jouent des interactions qui tiennent plus du social que du théâtral. C’est là que vont se jouer toutes les formes de prise de pouvoir.

La prise de pouvoir

Une fois jetés dans l’arène, nos joueurs se trouvent de par les règles, dans une certaine équité. Ils sont tous parés de maillots de hockey et de pantalons noirs, dans un même espace, éclairés de la même façon, etc... Ils ont un temps limité pour exister, pour construire ensemble, pour cohabiter, collaborer, sachant que leur réussite sera soumise au jugement du public, qui paradoxalement donnera sa voix à l’une des deux équipe, alors que l’une n’existe pas sans l’autre. Paradoxe qui doit logiquement pousser le joueur, non pas à agir de façon négative et destructrice, mais à positiver son jeu et à se conduire en leader agissant au bénéfice de l’histoire et de son écriture. Pour exister, le joueur doit donc prendre une part du pouvoir et l’utiliser au bénéfice du groupe. En tant que leader, il doit donc utiliser sa position pour orienter l’histoire sans pour autant gérer le rôle de chacun et se substituer aux autres, car les prises de pouvoirs et de responsabilité doivent s’équilibrer pour que l’interaction avance vers une résolution du problème qui est la construction dramaturgique. Cette histoire se construit donc avec plusieurs leaders qui prennent une part plus ou moins importante du pouvoir dans un but commun. Ainsi, Jean Maisonneuve dit encore:

Le leadership ne sera plus considéré sous une perspective statique et étroitement individualisée, mais comme un système de conduite requis par et pour le fonctionnement du groupe, comme une condition et une qualité dynamiques de sa structuration.”

Néanmoins, une fois en jeu, nous n’avons pas que des leaders, car la prise de pouvoir volontaire de chacun peut très vite amener à une confrontation stérile. L’improvisation doit se définir par une répartition claire des rôles. Ainsi, nous aurons des dominants et des dominés, des protagonistes et un choeur, des premiers rôles et des figurants, etc... Chacun acceptant les positions définies, l’histoire se construira dans le respect d’une certaine hiérarchie dont on sait que les éléments constitutifs se reconnaissent et se respectent. Accepté le dominant en tant que tel, c’est lui donner une légitimité et c’est une façon aussi de se mettre à son service, donc au service de la construction de l’histoire. Mais il ne faut surtout pas voir ce rapport de domination comme un rapport de soumission. Le dominant a autant besoin du dominé que le dominé a besoin du dominant, et il y a donc respect mutuel. Le maître a besoin du valet, le clown blanc a besoin de l’Auguste, le chef a besoin de ses soldats, le patron de ses employés et ainsi de suite.

Certains objecterons que ce rapport n’est pas indispensable. Certes non, mais il apparaît flagrant qu’une situation de jeu où les protagonistes sont sur un pied d’égalité partira inévitablement vers une histoire conflictuelle, ou vers une histoire consensuelle. Si les joueurs ne sont pas d’accord, nous assisterons à une bataille pour le pouvoir, chacun cherchant à avoir raison, et si les joueurs sont d’accord, il n’y a plus de problème à résoudre, et donc l’histoire n’existe plus.

Ce rapport au pouvoir devient donc une richesse. En effet, dans un match se jouent plusieurs improvisations qui laisseront la possibilité aux joueurs de prendre différents rôles, et d’être tantôt dominant, tantôt dominé. Encore une fois, c’est parce que ce jeu permet une multitude d’expériences différentes de personnages qu’il permet une multitude d’expériences de soi-même, et que donc il est un jeu d’émancipation individuelle fort. Avec de jeunes joueurs, le fait pour un timide de jouer des personnages autoritaires, de même que pour un “caïd” de jouer des personnages humbles, constitue des expériences importantes dans la construction de la personnalité, d’autant qu’elles sont soumises au regard des autres.

Bien sûr, le fait de s’essayer dans plusieurs rôles n’est pas toujours naturel, car il est lié à une très forte prise de risque. C’est donc au groupe “équipe”, et peut-être en premier lieu à son coach, de gérer tous ces mécanismes de prise de pouvoir, pour laisser à chacun la possibilité de tenter des personnages. Car c’est au moment de cette prise de pouvoir que les personnalités se heurtent et que les individualités se confrontent, et les risques sont grands de faire la place belle aux caractères les plus forts, et en premier lieu aux hommes, car il faut bien reconnaître que, en improvisation comme ailleurs, l’égalité des sexes est loin d’être acquise devant le pouvoir.

LA MIXITÉ

Depuis que le match d’improvisation existe, il a suscité bien des interrogations quant au rapport hommes/femmes. Toutes les ligues ont connu des périodes de pénuries de joueuses, et toutes les joueuses ont souffert un jour du manque de considération de la part de leurs congénères masculins, autant en jeu que sur le banc.

Le match tel que l’a voulu Gravel instaure une donnée fondamentale qui est la parité hommes/femmes chez les joueurs. Cette donnée implique donc que chaque équipe soit composée de trois joueurs et trois joueuses. Devant le manque quasi permanent de joueuses, les ligues ont souvent eu recours au changement de la règle, qui d’exceptionnelle a une forte tendance à se généraliser. Ainsi voyons nous de plus en plus d’équipes de quatre joueurs pour deux joueuses, ou de trois joueurs pour deux joueuses. Mais le problème est-il vraiment là? Comment se fait-il que les joueuses pratiquent ce jeu beaucoup moins longtemps que les joueurs? Comment se fait-il que dans un même match les femmes jouent beaucoup moins d’improvisations que les hommes? Comment se fait-il que les femmes aient beaucoup moins d’étoiles que les hommes? Autant de questions qui restent en suspens et qui vont bien au delà du match.

On tente parfois quelques explications. ‘C’est un jeu de mec!”, “Celles qui réussissent sont celles qui en ont!”,”Les femmes ne prennent pas leur place!”. Oui mais quelle place? Comme nous l’avons vu, le match d’improvisation est un jeu qui nécessite une prise de pouvoir, et au même titre qu’en politique ou que dans les hautes fonctions à responsabilité, publiques ou privées, les femmes en sont partiellement exclues. Il semble donc que ce soit le rapport au pouvoir qui soit en jeu. La spontanéité, l’urgence, et le rythme du spectacle ne peuvent expliquer à eux seuls le fait que les femmes manquent de place pour exprimer un jeu plus subtil, plus intime, plus poétique, moins rude. Jeu que le public prendrait avec plaisir si on lui proposait.

Où donc est le problème? Il faut s’écarter encore une fois du match pour tenter une approche de solution au travers de la sociologie, et notamment de l’ouvrage très intéressant de Pierre Bourdieu: “La domination masculine”[2].

Malgré tous les mouvements d’émancipation féminine, il est évident que notre société occidentale est fortement imprégnée d’un patrimoine culturel qui tend à reproduire des mécanismes sociaux de domination masculine et de soumission féminine. Par la mise en valeur de forces symboliques, la distinction sociale des sexes se perpétue, chacun étant cantonné dans un rôle. La domination masculine agirait donc, selon Bourdieu, par la voie d’une “violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou à la limite, du sentiment.”

Ainsi, dés notre enfance, nous sommes soumis à ces forces qui tendent à attribuer à chacun sa place. Le petit garçon ne joue pas à la poupée, et la petite fille ne joue pas au foot. Le petit garçon ne doit pas pleurer et la petite fille salir sa robe. La jeune fille se soumet volontiers à la séduction de son chanteur préféré quand le jeune garçon s’identifie aux icônes violentes du cinéma ou de la télévision. Et sortir de tous ces carcans, c’est risquer de s’exposer aux jugements qualificatifs péjoratifs.

Il semble donc logique qu’à l’âge adulte, la division du travail, la division des tâches ménagères, la division des responsabilités soit calquée sur cette division sexuelle inscrite dans notre mode de vie. Bourdieu voit même dans cette division sexuelle une division du capital symbolique:

La division sexuelle est inscrite, d’une part, dans la division des activités productrices auxquelles nous associons l’idée de travail ainsi que, plus largement, dans la division du travail d’entretien du capital social et du capital symbolique qui assigne aux hommes le monopole de toutes les activités officielles, publiques, de représentation, et en particulier de tous les échanges d’honneur, échanges de paroles (dans les rencontres quotidiennes et surtout à l’assemblée), échanges de dons, échanges de femmes, échanges de défis et de meurtres (dont la limite est la guerre)”.

 Ainsi, les femmes seraient symboliquement exclues des fonctions honorifiques. Bien sûr, chacun pourra contredire par un exemple cette hypothèse, mais il faut se placer ici d’un point de vue général et théorique, et regarder plus largement. Combien y a-t-il de femmes à l’assemblée? Combien de femmes juges? Combien d’académiciennes? Combien de femmes distinguées aux nobels? Combien de femmes au comité olympique, à l’ONU... Et combien de femmes présidentes de ligues d’improvisation?

Mais il faut se rapprocher du match en regardant de plus près les problèmes auxquels sont confrontées les femmes quand il s’agit de prise de pouvoir. Laissons encore la parole à Bourdieu:

L’accès au pouvoir, quel qu’il soit, place les femmes en position de double bind: si elles agissent comme des hommes, elles s’exposent à perdre les attributs obligés de la “féminité” et elles mettent en question le droit naturel des hommes aux positions de pouvoir; si elles agissent comme des femmes, elles paraissent incapables et inadaptées à la situation. Ces attentes contradictoires ne font que prendre le relais de celles auxquelles elles sont structuralement exposées en tant qu’objet offert sur le marché des biens symboliques, invitées à la fois à tout mettre en œuvre pour plaire et séduire et sommées de repousser les manœuvres de séduction que cette sorte de soumission préjudicielle au verdict du regard masculin peut sembler avoir suscitées.

Autant dire que la position des femmes face au pouvoir est compliquée, car celles-ci se retrouvent dans une situation paradoxale: prendre le pouvoir sans séduire. Ce paradoxe est à notre avis une des clefs de la difficulté des femmes à exister dans le match d’improvisation. Car incontestablement, la séduction et le charisme du joueur ou de la joueuse entrent en ligne de compte dans le vote du public. Autant le joueur peut prendre le pouvoir en usant de son pouvoir séducteur (l’homme conquérant, le battant, le guerrier...) autant la femme ne pourra associer pouvoir et charme, car les attributs charismatiques féminins sont associés le plus souvent à un état de soumission (“sois belle et tais-toi!). Ce handicap est de plus amplifié par une tenue sportive (maillot souvent trop grand sans forme et pantalon de jogging) qui minimise les atouts séducteurs féminins et qui met en valeur les pouvoirs séducteurs masculins, car représentative d’un sport ô combien viril.

Ce regard un peu pessimiste des choses ne doit pas pour autant nous faire céder à la fatalité, et à la question: les femmes ont-elles une place dans le match d’improvisation? La réponse est résolument oui. Elles ont une place indispensable et forcément bénéfique, car au-delà de toute la valeur artistique qu’elles peuvent apporter au match, elles régulent les ardeurs masculines et contribuent à obliger les hommes à ne plus pêcher par excès. La qualité du joueur n’est en aucun cas proportionnelle au nombre d’improvisations jouées, même si parfois les étoiles tendent à récompenser les joueurs qui jouent sur toutes les improvisations.

La place réservée aux femmes est donc du ressort de tous les pratiquants, et doit être une préoccupation constante. La solution de mettre quatre joueurs pour deux joueuses est forcément mauvaise, car elle ne fait que mettre les femmes dans un état d’infériorité numéraire (il serait plus honnête de ne plus mettre de joueuse du tout). La solution n’est pas dans les règles mais dans la prise de conscience de l’intérêt collectif, incluant le public qui profitera forcément d’un jeu plus varié. Les coachs, les entraîneurs doivent agir pour maintenir sur le banc une juste répartition des rôles. Les joueurs hommes doivent accepter de mettre au rencart leur énergie débordante et leur fougue dominatrice pour être de temps en temps les serviteurs dévoués et néanmoins complices de ces dames. Enfin les femmes doivent se persuader qu’elles sont indispensables à la beauté du jeu, et que leur talent, même s’il est moins ostentatoire, ou moins en energie que celui des hommes mérite d’être mis en avant, car il contribue au spectacle et au-delà du spectacle à la légitimité du pouvoir de la femme dans la société.



[1] Maisonneuve J. - La dynamique de groupe - Paris – Presses universitaires de France, 1968

[2] BOURDIEU P. « La domination masculine », Paris, Editions du Seuil - 1998

© Jean Baptiste Chauvin