Pour aborder la créativité dans le cadre du match d'improvisation, il nous a semblé intéressant de faire un détour par les travaux du psychologue américain Taylor[1] relatifs à la créativité et qui nous semblent pertinents en ce qui concerne le match d’improvisation.

Taylor propose cinq niveaux hiérarchisés dans l’évolution de la créativité. Cinq niveaux que nous pouvons tenter d’approcher de la progression d’un joueur d’improvisation.

Premier niveau – La créativité expressive

C’est par excellence la créativité enfantine. Elle est indépendante du savoir-faire et de la connaissance technique et repose sur une démarche instinctive. L’improvisateur même adulte passera inévitablement par cette phase qui se reconnaît chez les débutants par une approche du jeu de façon très libre. Ils jouent comme des enfants. Il est même important que les débutants de tous âges passent par cette phase pour désinhiber tous les blocages. Le match est avant tout un jeu, donc en premier lieu il faut s’y amuser. Cette approche instinctive, qui se dévoile lors des premiers ateliers, permet au joueur d’expérimenter sa créativité, de la vivre de l’intérieur, de la découvrir de façon impulsive sans jugement qualitatif qui reposerait forcément sur des présupposés inhibants. Dans le cadre de la formation cela se traduira par des comportements parfois violents, par des débordements d’énergie, ou au contraire par des blocages, les joueurs débutants découvrant leur capacité créatrice. C’est pourquoi il est important que cette phase soit résolument ludique. Avant tout, comme des enfants, on joue. On joue à créer, à être autre chose que soi, et à regarder les autres comme autre chose que ce qu’ils sont. Tout ceci n’est qu’un jeu, et c’est pourquoi il n’y a aucune lecture psycho-dramatique de cette expression.

Deuxième niveau – La créativité productive

Elle aboutit à une production impliquant des savoirs-faire. Le joueur, s’il n’est pas encore capable d’analyser son jeu, commence à prendre conscience de l’autre joueur et de la nécessité de faire preuve d’écoute. Il rentre dans une phase d’interactivité et commence à s’imposer des règles. Il devient conscient du but à atteindre et travaille dans le sens de sa production. Il s’intéresse au résultat, même si au demeurant il ne perçoit pas tous les aboutissants. L’écoute devient l’enjeu majeur, et provoque parfois des frustrations car la phase de jeu instinctive donne maintenant place à tout un lot de questions sur soi, sur sa confiance en soi. C’est en général à ce niveau que les prises de pouvoirs commencent à se faire jour et que certains caractères se révèlent. C’est un tournant fondamental pour le pédagogue qui doit mener des individus dans une démarche commune. Après avoir découvert cette matière malléable qu’est sa créativité, le joueur va chercher à lui donner une forme. Les joueurs vont chercher à canaliser leurs énergies, ou à dépasser leurs inhibitions. On va chercher à concrétiser des histoires, mêmes courtes, et à donner du sens au moment présent. On découvre petit à petit les codes qui permettent de s’exprimer et de se faire comprendre. L’écoute collective prend une vraie dimension. On fait ensemble, même si la finalité reste encore imprécise.

Troisième niveau – La créativité inventive

Cette phase est atteinte quand le joueur commence à être capable d’utiliser de façon originale l’expérience déjà acquise. Il commence à connaître ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Il perçoit les fautes et commence à les éviter. Il explore le champ des outils à sa disposition : l’espace, la réserve, les bruitages… Il prend possession de son jeu. C’est aussi la phase durant laquelle vont se révéler tous les enjeux de la construction. On commence à donner du sens à notre création et l’on doit, pour cela, chercher en permanence des solutions pratiques pour être compris des autres et du public. On utilise notre savoir-faire au profit de l’écriture d’une histoire. On manie les codes, on appréhende le temps, on prend conscience du public et de ce qu’il perçoit. Certains principes s’apprennent, d’autres se découvrent. C’est un stade qui peut être très jubilatoire pour les joueurs car ils ont l’impression d’inventer en permanence. A contrario, c’est un niveau qui peut vite devenir un palier de stagnation, car c’est le niveau où le joueur est en pleine possession de ses moyens et qu’il a le plus gros capital confiance. Il maîtrise les règles, il sait utiliser les conventions, il s’amuse, il n’a plus peur… De façon métaphorique, nous pouvons dire qu’il sait nager là où il n’a plus pied. Pour autant, il lui faut aller plus loin s’il ne veut pas passer son temps à réinventer ce qu’il a fait des dizaines de fois. D’un point de vue collectif, c’est  aussi un moment où peuvent se marquer les différences, certains avançant très vite dans la compréhension du jeu.

Quatrième niveau – La créativité innovante

Elle requiert une capacité d’abstraction élevée et une capacité d‘analyse instinctive. À ce niveau, le joueur est capable de modifier les conventions et est générateur de progrès. Il est capable d’inventer des codes nouveaux, de créer des situations inédites, de se risquer dans des personnages qu’il n’a jamais joués…Ce niveau est atteint quand le joueur possède tous les paramètres de sa création et qu’il commence à les dépasser. Il ne se contente plus de faire ce qu’il sait déjà faire, et d’ailleurs il ne s’en amuse plus. Son ambition est de prendre des risques. Il recommence à se faire peur et c’est en cela qu’il se dépasse. Mais la différence avec le niveau deux c’est qu’il innove au-delà même des règles. Par exemple, son plaisir ne sera pas dans la découverte d’une interaction possible mais dans une forme d’interaction nouvelle. Les conventions pratiques vont se fondre dans le jeu pour n’être plus qu’un support à d’autres codes qui pourront être abstraits, ludiques, absurdes. On va s’essayer à de nouvelles catégories, à de nouveaux registres, de nouvelles formes d’écritures. Les joueurs vont pouvoir également s’amuser avec les interdits du débutant : rentrer à six sur une mixte, mettre quinze portes dans l’espace, dire « bonjour » à chaque phrase. Tout redevient possible quand on est sûr que les fondamentaux sont stables.

Le stade de la créativité innovante devient d’autant plus intéressant dans une démarche d’équipe. L’atelier devient alors un espace de recherche et la patinoire un champ d’expérimentation. Tout redevient possible, car tout se redécouvre, y compris les fautes. Il n’est pas rare de retrouver à ce stade des problèmes d’écoute, car les mécanismes sont remaniés et il n’y a plus d’évidences. Tout est à redécouvrir.

Cinquième niveau – La créativité émergente

Celle-ci n’est atteinte que lorsqu’il y a découverte de principes fondamentaux totalement nouveaux. On pourrait penser que ce niveau n’ouvre ses portes qu’aux improvisateurs de génie. Peut-être mais il doit surtout entretenir l’idée que d’autres choses sont encore possibles. Ce niveau de créativité dépasse le joueur lui-même et n’est pas forcément le fruit d’un éclair de talent. Le premier joueur qui est monté sur le bord de la patinoire l’a sans doute fait sans penser à toutes les possibilités qu’il ouvrait. La créativité émergente peut aussi être le fruit d’un travail collectif éphémère. On peut donner l’exemple de cette équipe qui, lasse d’être à l’étroit dans la patinoire, a entrepris de la démonter afin que les joueurs puissent partir aux quatre coins de la salle tout en restant en contact avec l’espace de jeu. Cela reproduit aujourd’hui n’aurait plus de sens, car il ne peut être dissocié du moment où l’idée a émergé. On peut aussi donner une place, à ce niveau, à certains coachs qui par leur rôle innovant vont favoriser cette créativité de groupe.

Le piège est, par contre, de penser que c’est en remplaçant les principes fondamentaux qu’on peut atteindre cette créativité émergente. Nous avons largement argumenté contre toutes les transgressions des cadres, même si, une fois de plus, cela n’interdit en rien la création, au-delà du match, de nouveaux concepts.

Cette typologie que nous propose Taylor permet à nos yeux de comprendre un peu mieux l’évolution du joueur dans sa démarche créatrice. Cela demeure pourtant très abstrait si on souhaite entreprendre une démarche pédagogique. Mais il faut bien comprendre que le parcours évolutif de l’improvisateur se forge dans les tréfonds de sa personnalité et la complexité de sa psychologie. Cela n’est pas fait pour aider le formateur, mais c’est ce qui fait la richesse de cet art qui se nourrit des milles facettes de chaque improvisateur, toutes différentes les unes des autres.  Plus les improvisateurs seront multiples et complexes, plus leurs créations pourront être riches, car les combinaisons seront d’autant multipliées. Au formateur de trouver les solutions pour dévoiler une à une ces facettes. Au joueur de les mettre au profit sa créativité.



[1] TAYLOR (I.A.) , « The nature of the creative process », in SMITH (P.), Créativity, New York, Hasting House, 1959 – Cité par OBERLÉ (D.), Créativité et jeu dramatique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989.

© Jean Baptiste Chauvin