En tant que créateur de son propre jeu, le comédien doué d’écoute va élaborer son jeu et écrire tout en la jouant, une histoire devant les spectateurs. Cette relation d’immédiateté qu’il va instaurer avec son public va conditionner tout ce jeu. Mais les perspectives sont si larges, les possibles si vastes qu’on ne peut se limiter dans une vision dramaturgique au sens de l’écriture théâtrale. Le joueur est tout à la fois. Il est créateur de son écriture, de son personnage, de son environnement, de son style; il est metteur en scène, comédien, joueur, acteur et interacteur... Sa tâche est lourde et ses moyens infinis. Autant de raisons de se confiner dans le confort sécurisant du connu, du déjà vu, en utilisant les outils créatifs éculés, mais qui malheureusement ont perdu de leur superbe car mis au service d’un jeu sécurisé et non tourné vers de nouveaux horizons.

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faut sans arrêt innover. Plus qu’inventer, il faut perpétuellement réinventer. Depuis des siècles la musique occidentale joue sur la même gamme. Une gamme infinie qui permet aussi bien d’entendre du Mozart que du Bob Marley. Le but n’est pas de créer en permanence de nouveaux codes, mais d’utiliser les codes existants pour en faire de nouvelles histoires. Depuis toujours la peinture se fait avec les trois couleurs primaires.Le joueur se doit pour cela de connaître les instruments qui sont à sa disposition pour harmoniser son jeu (pour prendre des termes musicaux) et composer ainsi de nouvelles mélodies théâtrales. Tout cela n’est pourtant pas palpable et nous pensons que ce n’est que par l’analyse sélective du jeu que nous pourrons en comprendre les principes, ce qui permettra au joueur de progresser, aidé en cela par le pédagogue.

Les principes que nous vous proposons ici sont le fruit de l’expérience et n’ont donc pas d’autre légitimité. Toutefois, nous pensons qu’ils regroupent à eux seuls tous les outils créatifs qui doivent permettre au joueur de construire son jeu. Nous vous les proposons ici dans un ordre qui n’a rien de hiérarchique. Nous verrons par la suite que l’apprentissage de ces principes peut se faire dans un ordre déterminé, mais il faut comprendre que de toute façon, maîtrisés ou pas, ses principes font partie intégrante du jeu.

L’ESPACE

Il est étonnant de constater que, à part le mimodrame qui en a fait sa raison d’être, l’improvisation est peut-être le seul art théâtral qui ne s’encombre d’aucun décor de jeu, sans pour autant jouer sans décor. Pour l’improvisateur, la seule force de son imagination permet de faire exister aux yeux du public des objets, un environnement et parfois plusieurs tableaux. Le vide de l’espace patinoire peut toutefois être oppressant pour le joueur et rester vide durant toute l’improvisation. L’appropriation de cet espace ne peut se faire sans souci de construire, à l’aide des codes que nous donne le théâtre et plus précisément le mime, un décor et une ambiance imaginaire. Le manque de confiance ou la peur instinctive de certains joueurs les poussent à ne pas quitter le bord de la patinoire ou à aller se coller au joueur adverse, comme le nageur débutant ne lâcherait pas le bord de la piscine ou irait se raccrocher à une bouée salvatrice. Or le nageur, comme l’improvisateur doit agir pour ne pas couler, et c’est avec des gestes précis qu’il avancera; au sens propre pour le nageur et au sens figuré pour l’improvisateur. Cette peur se caractérise aussi souvent par le réflexe des joueurs de se placer le plus loin du public. Lorsque celui ci est sur un seul côté, en face de la patinoire, il n’est pas rare de voir les joueurs aller se placer systématiquement au fond, c’est-à-dire le plus loin possible du spectateur.

La démarche du joueur ou des joueurs va donc être de faire exister l’espace fictif dans lequel ils évoluent. On peut bien sûr placer des objets, des portes, des escaliers, des voitures, etc... Mais avant de s’encombrer de codes compliqués à gérer il faut surtout donner une âme au lieu. Point n’est besoin de dessiner deux tours pour figurer un château. Point n’est besoin qu’un joueur incarne le soleil pour nous signifier qu’il fait chaud. L’espace existe avant tout par ce qu’il produit comme effet sur le déroulement de l’histoire. De ce fait il fait partie des objets activants que nous décrivions dans les mécanismes de construction. L’espace nous intéresse au travers de ce qu’il va provoquer sur l’histoire. C’est pour cela que les ambiances sont parfois bien plus génératrices de sensations que quelques éléments de décor incarnés par quelques joueurs. Non qu’il faille s’interdire de figurer des objets matériels. Mais ces objets doivent trouver leur intérêt dans l’influence qu’ils ont. Ainsi, dans une ambiance lourde, la venue d’un joueur qui viendrait faire une pendule, (pour peu qu’il soit persuadé que sa pendule vient au service du jeu) peut tout à fait apporter un plus au contexte dans lequel va se jouer l’histoire. Si la pendule apparaît en décalage du contexte, elle devient gratuite et anecdotique, et nuit alors à l’écriture de l’histoire. De plus, si notre espace de jeu est limité, on peut considérer que notre horizon va bien plus loin que la bande. Notre vision des choses peut se projeter bien au-delà et ainsi élargir l’espace.

Pour construire son univers, le joueur a de multiples moyens et de codes à sa disposition. Il y a, comme nous l’avons évoqué, tous les codes mimés qui permettent de donner du volume aux choses: je prends un verre, j’ouvre une porte, je monte sur un cheval. Ces codes demandent une clarté et une technique qui ne sont pas toujours maîtrisées par tous. D’où la nécessité pour chaque joueur de connaître ses limites pour ne pas brouiller le jeu par des codes incompréhensibles. Il y a aussi la gestion des distances. Parler au joueur adverse de l’autre bout de la patinoire, ou venir s’adresser à lui à quelques centimètres ne revêt pas le même sens aux yeux du public. Le joueur peut jouer sur cette distance pour marquer le rapport de son personnage à l’autre. Jouer avec les distances peut également permettre de créer des espaces différents, des doubles plans, des balances. Il peut se passer en même temps deux actions dans deux endroits différents. Les joueurs peuvent également utiliser la bande comme promontoire, ce qui peut permettre de donner de la hauteur à l’espace. Et les joueurs disposent également de la réserve, espace invisible des spectateurs qui permet, comme les coulisses au théâtre, toutes sortes d’entrées et sorties, mais également de faire tous les bruitages et ambiances complémentaires.

Il appartient ensuite au joueur d’utiliser tous ces moyens pratiques et de les mettre au service de son jeu. Encore une fois, il faut bien considérer l’histoire comme étant l’objectif principal. La création d’un espace ne doit avoir pour but que de sublimer l’histoire et les personnages qui la servent. De même, pour donner de l’ampleur à cette histoire, il faut sans arrêt chercher à réinventer l’espace. Il faut être capable pour cela de surprendre, car la surprise donne de la sincérité au jeu. Qui sera encore surpris par un énième Christ en croix ? Qui sera surpris par le chant des cigales sur une catégorie Pagnol ? Réinventer les codes, c’est inventer de nouvelles références qui agiront de façon profitable sur l’histoire car elles plongeront les comédiens dans un univers imprévisible, et donc enrichissant pour le jeu. Et de là, le spectateur complice de l’immédiateté des choses construira ses propres images avec les codes émis par les joueurs, et écrira ainsi sa propre version de l’histoire.

LA GESTION DU TEMPS

Comme nous l’avons vu, dans le match le temps est régulé de façon très précise. Nous avons vu ses incidences sur le déroulement général, mais il faut bien comprendre que le temps prend une part fondamentale dans la gestion des improvisations. C’est un des cadres fondamentaux qui permet au joueur de prendre des risques puisqu’il sait qu’il sera sauvé, quoi qu’il arrive, par l’échéance de l’improvisation.

Nous avons vu également que le temps des improvisations est relativement court vis-à-vis du temps théâtral de façon générale. Nous écrivons des histoires brèves et le format même de ces histoires nous oblige à écrire des tranches de vie. Pour ce faire, le joueur doit être capable de percevoir le temps de façon intuitive afin de gérer celui-ci au cours de l’improvisation qui peut faire trente secondes comme elle peut faire vingt minutes. Il est évident que la durée de l’improvisation annoncée par l’arbitre va conditionner l’approche et notamment le début de l’improvisation, car on sait qu’une longue improvisation ne peut souffrir d’une mise en place confuse ou aléatoire car les répercussions qui peuvent être assumées sur quelques minutes le sont plus difficilement sur une quinzaine de minutes. De même, la perception du temps varie en fonction du bon déroulé de l’improvisation. On va donc avoir l’impression qu’une improvisation où ont lieu beaucoup d’incidents va passer plus vite qu’une improvisation qui traîne.

Le joueur qui, petit à petit, va acquérir de l’expérience est capable de prendre conscience du temps en même temps qu’il joue. Il va aussi être capable de percevoir les gestes de décompte du temps que le maître de cérémonie fait à l’arbitre et, de ce fait, va être capable d’apporter une chute ou une fin à l’histoire avant que l’arbitre ne siffle. Ces moments sont assez rares car ils demandent au préalable que l’histoire ait une forme stable et claire et que tous les joueurs soient prêts à approcher de cette fin qui doit s’écrire naturellement et non pas être forcée par un des joueurs qui serait le seul à avoir compris que l’échéance était proche.

Mais avant d’acquérir ce niveau de jeu, le joueur doit également apprendre à gérer son propre stress qui va l’amener à oublier le temps soit dans un sens soit dans l’autre. Ainsi, certains joueurs seront piégés par la précipitation et d’autres seront paralysés. Certains, par un jeu nerveux, impulsif, précipité seront incapables de contrôler les silences et de construire petit à petit sans vider tout d’un coup de leur imagination dans un flot confus. D’autres, à l’inverse, par excès de politesse ou par peur de faire mal, attendront trop avant de donner de ce qu’ils sont, et attendront tellement que l’improvisation aura atteint un point de construction qui interdira de placer l’idée de départ. Le joueur sera alors dans l’obligation de se repositionner par rapport à l’histoire, ce qui lui fera encore perdre du temps, pour finalement le rendre transparent ou inexistant.

Gérer le temps, c’est avant tout gérer le rythme. C’est sentir le déroulement de l’histoire. C’est sentir l’autre joueur et être capable avec lui de trouver une respiration commune. Si l’un va plus vite que l’autre, l’histoire brinquebale et perd de la fluidité. Un peu à l’image du rafting, les joueurs doivent trouver le même courant et ramer en harmonie pour éviter les obstacles, et se laisser porter par le flot de leur imagination. Par l’écoute, par l’instauration de silences aussi bien que de prises de paroles alternées, par des déplacements appropriés, les joueurs doivent être conscients d’être dans le même bateau.

On pourrait évoquer ici aussi une autre incidence de la gestion du temps, bien qu’elle ne soit pas directement liée aux principes créatifs. Il s’agit de la gestion des frustrations. En effet, six joueurs sur un banc, cela permet une multitude de combinaisons mais cela peut amener certains joueurs à jouer peu, voire pas du tout durant toute une période. Le rythme du match est dicté par l’enchaînement des improvisations dont le temps est de fait variable. Avant la tombée du thème, les joueurs ne savent pas encore qui va jouer. Ils doivent pourtant être prêts à entrer en jeu et à être investis d’un rôle pour une ou quinze minutes. Cette incertitude permanente ne doit pas pousser le joueur à se démobiliser ou à perdre sa concentration, car il perdrait alors toute efficacité sur la patinoire.

LE PERSONNAGE

Nous touchons ici un chapitre qui se rattache à tout le champ théâtral. Nous savons que la construction du personnage à été largement développé par les plus grand théoriciens du théâtre, et il serait présomptueux de vouloir ici redire ce qui a été bien écrit. Nous allons par contre nous intéresser plus particulièrement à la spécificité du personnage en match.

Les deux principes particuliers du match sont que le joueur va devoir incarner un personnage dans l’urgence en lui donnant une crédibilité immédiate, et qu’il va devoir composer à chaque improvisation, tout du moins dans un même match, un personnage différent. Ce défi n’est pas des moindres et l’on taxe souvent les improvisateurs de superficialité et de surjeu en matière de construction du personnage. Cela n’est pas faux, mais doit nécessairement être rapproché du contexte. Qu’est-ce qui interdit l’improvisateur de raconter un personnage? Principalement le temps. Et au même titre que nous écrivons des tranches de vie, nous construisons des ébauches de personnages. Cela n’excuse pas toutes les facilités, mais nécessite une approche appropriée de la part de l’improvisateur. Par contre, dans l’urgence le joueur pourra donner une sincérité réelle au personnage qu’il incarne, et une profondeur qui en dira plus long sur lui que le discours. Le joueur devra faire vivre son personnage tout en construisant son histoire, source de son enrichissement. Le comédien de théâtre peut lire son personnage, s’imprégner des dialogues et également de la pièce, écrite par un auteur, dans un contexte inspirateur. Jouer Oncle Vania, c’est jouer le personnage d’une pièce, écrite par un auteur, Tchekhov, à une période précise dans un pays précis. La méthode est donc fondamentalement différente, et le résultat forcément incomparable, non que l’un ne supplante l’autre, mais parce que le contexte même de l’écriture en direct qui unit le joueur à son spectateur instaure des mécanismes de lecture différents. Néanmoins, les techniques sont communes. La construction physique du personnage, la voix, le rapport aux autres et à la situation, sont autant de mécanismes communs.

La grande difficulté pour le joueur est de donner les bases de son personnage, bases auxquelles il croit fondamentalement et qui vont lui permettre de vivre et d’exister au présent. Une fois que le personnage vit, il va prendre de l’épaisseur historique en s’enrichissant d’une histoire passée et de motivations futures. Ainsi ce personnage est, sait d’où il vient et sait où il va. Si le comédien n’est pas sûr de son personnage, s’il ne trouve pas la source inspiratrice qui va lui permettre de le faire vivre, il va automatiquement avoir du détachement et prendre de la distance. Il va se mettre à expliquer ce qu’il fait, à parler plutôt qu’agir, à perdre de la présence... D’autres joueurs, et c’est souvent le cas des débutants, vont se focaliser sur l’action présente et oublier les éléments historiques qui doivent donner à comprendre du personnage. Les actions de ce personnage risquent d’être alors anecdotiques car elles ne sont plus motivées.

La construction du personnage doit également échapper à la réalité. Cela semble tomber sous le sens, c’est pourtant loin d’être une évidence. Ce n’est pas une évidence pour de jeunes joueurs dont le champ de références est encore restreint. À quinze ou seize ans, on a encore du mal à se détacher de son quotidien, à inventer une autre réalité que la sienne. Comment jouer des rapports hommes/ femmes autres qu’au travers du spectre de l’adolescence? Comment construire un personnage riche d’expériences quand on a soi-même tout à découvrir? Chez les joueurs plus âgés, et même plus expérimentés, le quotidien rattrape souvent le personnage. On cède plus souvent à une période contemporaine, à un contexte connu de tous car les codes sont plus simples à mettre en place. La mise en jeu d’un couple est plus riche de références que de celle d’un chevalier samouraï, ou que d’un elfe. Mais là encore, la diversité fera la valeur de l’improvisateur, car là encore celui qui sait surprendre sait se surprendre et fortifier son jeu. Le personnage saura d’autant mieux réagir de façon sincère, que le comédien saura se laisser surprendre par ses propres émotions, ses propres sentiments.

LES REGISTRES ET CATÉGORIES

Les règles instaurent que dans l’énoncé du thème soit donné une catégorie à l’improvisation. Si cette catégorie est la plupart du temps libre, elle peut être imposée. Il y a des catégories que l’on pourrait qualifier de techniques, comme la “sans paroles” ou la “rimée”, et d’autres plus référencées qui font appel à la culture générale du comédien, car elles demandent une connaissance d’un style littéraire, théâtral, cinématographique...

Nous nous intéressons donc ici aux facultés qui sont demandées au joueur pour dépasser les références communes, mais il est important de considérer que si la catégorie est libre, cela n’implique aucunement l’absence de style ou de références littéraires, théâtrales ou autres. Le joueur est sollicité en permanence pour produire du jeu enrichi d’univers variés, utilisant des références différentes. Nous l’évoquions plus haut, la tentation du quotidien est grande, et céder à la facilité en utilisant des références contemporaines qui, de fait, interpellent directement le spectateur, donnent immanquablement un jeu appauvri. Au fur et à mesure de sa progression le joueur doit créer de nouveaux codes, compléter son jeu de références culturelles qui lui permettront de surprendre et de l’amener à jouer dans de multiples registres. Bien sûr, il devra, dans un premier temps répondre aux exigences des catégories définies par le staff arbitral, mais il devra aussi élargir sa culture et la codifier.

Car en effet, avoir des références ne suffit pas. Il faut savoir les traduire, les codifier pour les faire comprendre, sachant que chaque catégorie, chaque auteur évoque chez chacun des sensations différentes. Souvent les comédiens ont du mal à s’entendre, et il y a parfois de longs débats sur l’interprétation que l’on peut donner dans la patinoire d’un registre ou de références particulières. Comment traduire Shakespeare en improvisation sur une courte durée? Comment traduire du polar, du western, de la comédie musicale sans tomber dans une interprétation caricaturée? Encore une fois, tout est possible pour peu que le comédien sache créer les propres codes de son interprétation de la catégorie. Rappelons également que l’énoncé du thème donne toujours comme préambule à la catégorie un “à la manière de” qui induit que les joueurs ne sont pas là pour réécrire Shakespeare ou Beckett, mais qu’ils doivent s’inspirer de ces auteurs pour donner une couleur stylistique à leur jeu. Cela n’interdit donc pas de se projeter dans une autre époque que celle de l’auteur. Quels pourraient être les rapports humains dépeints par Zola dans un contexte contemporain? Il faut bien percevoir que répondre à une catégorie ne se limite pas à l’étalage de quelques poncifs. Il ne suffit pas de faire le bruit des cigales pour traiter une catégorie à la manière de Pagnol.

Nous pouvons rappeler ici que les dérives liées à l’usage de la catégorie sont multiples, et donnent rarement des résultats heureux. On pourrait même dire que la catégorie n’est à la base qu’un subterfuge pour contraindre le joueur à visiter d’autres univers. Mais dans l’idéal, celui-ci devrait être capable de se contraindre lui-même et de se passer de la contrainte de l’arbitre. Car écrire, même en direct, une histoire, c’est lui donner une couleur, un style, un rythme. C’est donner une approche sensible des rapports humains, c’est construire des ambiances, des climats émotionnels, etc... Le joueur qui ne sait se contraindre doit remercier la catégorie de l’obliger à varier son jeu, mais il ne doit pas oublier le principal: improviser. Quand la catégorie devient prétexte à un défi technique, elle ne contraint plus le joueur, elle contraint le jeu. Elle limite la liberté du joueur, l’enferme dans un carcan artistiquement stérile. Et ce n’est plus l’imaginaire qui est à l’honneur mais les compétences techniques du joueur. Le public n’est plus là pour prendre des émotions mais pour donner une sanction à la réussite ou à l’échec du joueur, qui perd alors sa qualité de comédien et d’artiste pour magnifier ses compétences techniques. Défi louable mais qui n’est plus du domaine du théâtre. Quelle valeur peut-on donner à l’improvisation de catégorie “alphabet” qui contraint le joueur à improviser en commençant chaque réplique par une lettre de l’alphabet dans l’ordre? Quelle liberté a le joueur qui doit improviser avec une posture imposée, avec une phrase imposée, ou une émotion imposée. Les adeptes de ces catégories ont souvent l’impression de réinventer le match à chaque nouvelle catégorie. Ils ne font que masquer le risque que chaque improvisateur se doit de prendre à chaque instant pour transcender la réalité en lui donnant un sens. N’est-ce pas là un des buts fondamentaux du théâtre?

Toutefois, il y a parmi toutes les expériences décalées certains résultats qui vont dans le sens de ce que nous défendons. Nous avons vu, par exemple, de très belles improvisations avec soutien musical, ou avec costumes et décor, ou utilisant une base textuelle. Mais parce que ces contraintes ne brident pas la liberté d’expression du joueur. De même, il y a parmi les concepts dérivés du match, qui font abstraction de l’enjeu compétitif, des expériences heureuses, du moment qu’elles donnent au comédien les mains et l’esprit libre.

L’improvisation devient théâtrale quand le comédien utilise sa liberté au profit de sa création. Quand celle-ci est bridée, le comédien devient un technicien au détriment de son nécessaire statut d’artiste.

LA PRÉSENCE AU PUBLIC

Le match d’improvisation existe par et pour le public. En ceci il reprend toutes les conventions théâtrales liées à la présence d’un public. Les joueurs se doivent d’être face au public, de parler assez fort pour être audibles, et d’une manière générale de donner à voir et à comprendre au public. A partir du moment où tout crée du sens, il faut que le joueur prenne conscience de ce qu’il est, de ses déplacements, de sa voix, éventuellement teintée d’un accent ou porteuse d’une émotion.

Le match a également quelques contraintes complémentaires. La configuration originelle veut qu’il y ait, comme au hockey sur glace, des spectateurs sur trois cent soixante degrés. Cela implique pour les comédiens d’être capables d’orienter leur jeu en ayant à l’esprit qu’une partie du sens qu’ils donnent à leur improvisation sera masquée pour une partie des spectateurs. De même la voix n’aura pas la même résonance pour tout le monde. Avec la pratique, bien des ligues ont dû se conformer aux salles qui leur étaient proposées, et jouent donc sur trois côtés, voire sur un seul côté. Si cela ne change pas la nature du jeu, cela change son orientation.

Mais là encore, la spécificité du match tient dans sa nature. Improviser en direct implique de se mettre en scène en direct et d’agir, de se déplacer, de parler, bref de donner du sens en ayant conscience que tout cela peut agir pour ou contre le déroulement de l’improvisation. Prendre conscience du public, c’est être capable de sentir la perception de celui-ci. Les rires, les applaudissements sont là pour nous porter, mais il faut être capable de sentir l’écoute du public sans systématiquement chercher à se rassurer par une réaction concrète. Si les déplacements sont brouillons, si les flots de paroles se déversent sans retenue, si la voix se perd dans des cris, ou des chuchotements, le spectateur perdra du sens et de fait son écoute s’étiolera. Son vote sera alors sans concession à l’égard du joueur confus. Car enfin, n’oublions pas que chaque improvisation est sanctionnée directement par le vote du public. Quoi de plus intransigeant et de plus difficile à assumer pour un joueur de voir le choix du public se porter massivement sur l’équipe adverse? Au match, le public est bien présent, actif, participatif et il vous rappelle à chaque instant que c’est pour lui que vous devez jouer, sans pour autant céder à la facilité, à la complaisance. Car on doit lui apporter ce qu’il est venu chercher sans lui donner ce qu’il s’attend à voir.

Nous ne reviendrons pas ici sur la codification du jeu, de l’espace, des personnages, mais il est clair que tout ce qui tient du code fait partie de l’ensemble compréhensible que le joueur offre au public. Plus les codes sont clairs, plus le public sera réceptif. Tout cela contribue à valoriser l’image charismatique du joueur qui touchera alors le public par la nature affinée de son jeu.

L’IMAGINAIRE

L’imaginaire est une notion bien abstraite qui fait appel à bien des paramètres. Dans le cadre du match, nous entendons par imaginaire la capacité du joueur à ouvrir les portes à des mondes inconnus. Comme nous l’avons vu, se détacher du quotidien n’est pas une chose facile. Utiliser des champs de références et des registres qui viennent de la littérature, du cinéma ou plus globalement de la culture en général nécessite d’avoir intégré un certain nombre de référentiels. L’imaginaire, de façon plus large, c’est la façon dont le joueur est capable d’inventer ses références, de construire des images issues de ses propres associations d’idées, de donner à ses personnages une dimension poétique... C’est tout ce qui va faire du joueur un inventeur permanent. Il est difficile de faire état ici d’une mécanique de l’imaginaire car nous touchons là au monde intérieur de chacun, mais on peut dire que l’imaginaire devient accessible quand le joueur atteint cet état créateur dont nous parle Stanislavski. L’imaginaire est fait d’images, de sons, d’histoires qui nous ont marquées, mais aussi de phantasmes, de peurs, de désirs... Autant de subtils composants de nous-mêmes qu’il nous faut libérer et mettre au profit de notre création pour l’enrichir de notre sensibilité.

C’est en ouvrant les portes de son imagination que le joueur devient artiste et qu’il donne une valeur sensible à l’interprétation de sa propre création. Car s’il imagine, il est obligé d’être sincère, sinon il ne fait que plagier l’imaginaire des autres. Son imaginaire lui appartient et le livrer au travers du jeu c’est faire don de soi en tant qu’être humain, et s’investir pleinement dans ce qu’on donne à voir.

© Jean Baptiste Chauvin